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Dans ce moment affreux de silence de mort, Harpirias se tourna vers Korinaam.

— Ce que je vous demande maintenant, c’est de dire au roi qu’il est nécessaire de…

Il s’interrompit, voyant qu’il ne servirait à rien d’achever sa phrase. Épuisé par l’énorme effort qu’il avait fourni, vidé de toutes ses forces, le Métamorphe – qui avait retrouvé sa forme naturelle – s’était affaissé, les bras serrés sur sa poitrine creuse, tremblant de tout son corps, au dernier degré de la fatigue. Harpirias comprit qu’il n’y avait rien à attendre de lui dans l’immédiat.

Il se retourna vers le roi. Mais, une fois de plus, il fut incapable de trouver dans la langue des Othinor les mots dont il avait besoin.

— Vos guerriers ! lança-t-il, mimant impatiemment un groupe d’hommes armés de lances. Envoyez-les maintenant. Contre les Eililylal ! Allez-y ! Il n’y a pas de temps à perdre !

Il exprima par gestes un assaut et un massacre.

Toikella se contenta de braquer sur lui un regard fixe. Il était évidemment impossible au roi de comprendre les mots qu’Harpirias venait de prononcer en Majipoori ; mais là n’était pas la question. Toikella semblait aussi paralysé par la stupéfaction et la terreur que ses ennemis, en face de lui. Il donnait l’impression d’avoir été assommé. Il avait la mâchoire pendante, le regard vitreux. Il était hors de doute que l’étrange numéro de Korinaam avait produit sur le roi un grand effet, surtout la fin ; mais, à l’évidence, c’est la destruction provoquée par les lanceurs d’énergie qui l’avait plongé dans la stupéfaction. Rien dans son expérience n’avait préparé Toikella à la vue des armes modernes de Majipoor en action.

Mankhelm ne valait guère mieux. Il s’était laissé tomber à genoux, l’air hébété, et tripotait les os sacrés et les amulettes attachés au lien de cuir qu’il portait autour du cou.

Mais Harpirias se rendit compte qu’il n’y avait pas, de l’autre côté du ravin, une armée Othinor susceptible d’anéantir les Eililylal. Les guerriers envoyés par Toikella pour attendre l’ordre de lancer l’assaut revenaient piteusement, par petits groupes de deux ou trois, livides, secoués. Exaspéré, Harpirias leva les bras au ciel.

— Non ! hurla-t-il. Retraversez le ravin ! Traversez ! Traversez ! Là-bas ! Par la Dame, il faut attaquer les Eililylal maintenant, pendant que vous le pouvez !

Muets, abasourdis, incapables de comprendre ce qu’il disait, ils le regardèrent bouche bée.

Quand Harpirias tourna son regard vers l’autre côté du ravin, un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il ne serait pas nécessaire de donner l’assaut. Les Eililylal avaient disparu. Surmontant la terreur qui les avait pétrifiés, ils s’étaient égaillés sur les sentiers pierreux, abandonnant leurs bagages, leurs tentes, leurs outils et leurs armes, tout ce qu’ils avaient apporté du Grand Nord. Les deux hajbaraks entravés n’avaient pas bougé et étaient indemnes.

Il s’écoulera beaucoup de temps, songea Harpirias, avant que les Métamorphes sauvages de la montagne ne reviennent harceler la tribu du roi Toikella.

Il s’avança vers Korinaam et posa délicatement la main sur l’épaule fluette du Changeforme.

— C’est très bien, fit doucement Harpirias. Vous avez été merveilleux. Parfait. Si jamais vous deviez renoncer à votre métier de guide de montagne, vous pourrez vous établir sorcier et vous ferez fortune.

Korinaam se contenta de hausser les épaules.

— Êtes-vous très fatigué ? poursuivit Harpirias.

— À votre avis ?

Une pointe de colère et de gêne était perceptible dans la voix du Métamorphe, mais elle trahissait surtout une grande, une écrasante fatigue.

— Eh bien, reposez-vous. Aussi longtemps qu’il le faudra. Mais dites d’abord au roi que j’ai tenu ma promesse. Ses ennemis sont en fuite, la guerre est terminée. Il peut sans risque envoyer ses hommes de l’autre côté du ravin, pour libérer les hajbaraks.

17

Quand les détails du traité eurent enfin été réglés, un des soldats Ghayrogs d’Harpirias, qui se piquait de calligraphie, en rédigea le texte en deux exemplaires, sur de larges rouleaux de cuir préparé qu’Ivla Yevikenik leur avait fournis. C’était un cuir très fin, d’une qualité proche du parchemin. Bien que le texte du traité fût, en réalité, extrêmement succinct, six clauses en tout et pour tout, le travail du calligraphe prit trois journées entières, au grand déplaisir d’Harpirias. Il avait l’impression que c’était gaspiller beaucoup de temps pour quelques fioritures. Mais le Ghayrog pratiquait son art avec minutie.

— Et à qui serviront tous ces jolis caractères ? demanda Harpirias à Korinaam, quand on lui apporta enfin les manuscrits terminés. Le roi est incapable de lire un seul mot de notre langue. Ce qui est écrit ici ne lui semblera pas plus important que des traces de pattes d’oiseau sur la neige. N’aurions-nous pas dû en rédiger un exemplaire en Othinor ?

— Il n’y a pas de langue écrite, observa le Métamorphe avec une pointe de suffisance.

— Pas du tout ?

— Combien de livres avez-vous vus, prince, au hasard de vos promenades dans le village ?

— Certes…, fit Harpirias en s’empourprant. Mais un traité qui ne peut être lu par un des signataires ne vous paraît pas bigrement unilatéral ?

Le Changeforme lui lança un regard où brilla une lueur de malice. Il avait recouvré une grande partie de son aplomb depuis le jour où il s’était donné en spectacle au bord du ravin ; mais il subsistait manifestement en lui du ressentiment de ce qu’Harpirias l’avait obligé à faire.

— Ah ! prince ! N’ayez aucune crainte. Le roi admirera et respectera l’exemplaire que nous lui remettrons ! Il l’accrochera au mur de sa salle du trône, il le touchera affectueusement de temps en temps, et peu importe qu’il puisse le lire ou non. Tout ce qui vous intéresse vraiment – n’est-ce pas ? – c’est de ramener les otages ; et vous avez conclu un accord sur ce point. Quand ils seront descendus et que vous aurez quitté le village, quelle valeur aura le traité, aussi bien pour vous que pour le roi ?

— Pour moi, aucune. Mais je présume qu’il en aura pour le roi. Il lui garantit ce qui, somme toute, lui tient le plus à cœur, la protection des habitants de cette vallée contre de nouvelles incursions des forces du gouvernement de Majipoor.

— Oui, assurément, ricana Korinaam, vous avez raison. Qui aurait l’audace d’enfreindre les clauses sacrées de ce traité ? Si, dans un avenir indéterminé, un nouveau Coronal était assez aventureux pour envoyer une armée jusqu’ici, il suffirait à celui qui occupera le trône de Toikella de décrocher le traité du mur et de le fourrer sous le nez du commandant de l’armée d’invasion pour qu’il donne immédiatement l’ordre à ses troupes de se retirer ! N’en sera-t-il pas ainsi, prince ? C’est de cette manière que les habitants de Majipoor ont toujours traité ceux qui sont moins puissants qu’eux. Dites-moi, prince : n’en est-il pas ainsi ?

Harpirias ne releva pas les sarcasmes du Changeforme. Korinaam défendait à l’évidence le point de vue des Piurivars ; mais Harpirias n’avait aucune envie de refaire, dix mille ans plus tard, la guerre de lord Stiamot. Les humiliations infligées par les colons humains aux ancêtres de Korinaam étaient de l’histoire ancienne, elles avaient été réparées, dans la mesure où il est possible de réparer la mainmise sur une planète, et la réconciliation des races avait commencé sous le pontificat de Valentin. Les griefs que Korinaam persistait à nourrir ne concernaient pas Harpirias. Tout ce qui l’intéressait maintenant était de liquider cette affaire avec les Othinor.

Il étudia le parchemin. Les caractères, il fallait le reconnaître, étaient fort joliment formés. Quant à la teneur, il en était très fier : dans un style concis, efficace et simple, il exposait les obligations respectives des signataires. Autant qu’il pût en juger, aucune ambiguïté, aucune équivoque n’était possible, rien ne pouvait donner lieu à une interprétation tendancieuse. Le Coronal, seigneur de Majipoor, s’engageait à respecter la souveraineté de Son Altesse le roi des Othinor et à éviter toute nouvelle incursion dans son domaine, domaine dont les limites allaient de tel parallèle de latitude nord, sur le continent de Zimroel, jusqu’au pôle arctique, etc. Pour sa part. Son Altesse le roi des Othinor s’engageait à libérer immédiatement les neuf paléontologues qui avaient pénétré accidentellement dans le territoire souverain du royaume des Othinor et à leur rendre tous les spécimens scientifiques qu’ils avaient réunis, etc.