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Rien n’était dit sur la poursuite des travaux paléontologiques dans la région. Le roi aurait certainement reculé devant cela, car ce qu’il attendait avant tout de ce traité était un engagement à ne plus jamais être importuné par des citoyens de Majipoor. Après leur libération, les scientifiques pourraient toujours adresser une requête au Coronal, pour négocier un accord avec Toikella, dans le but de reprendre leurs fouilles en territoire Othinor. Mais Harpirias espérait qu’un autre ambassadeur serait chargé de négocier cet accord.

Aucune clause ne faisait mention du rapatriement vers les régions civilisées de Majipoor des enfants nés de père Majipoori et de mère Othinor. Un sujet qu’il avait estimé préférable de ne pas aborder, même s’il en éprouvait, à titre personnel, un certain embarras. Les enfants seraient Othinor, point.

— En foi de quoi, lut Harpirias, en arrivant au bas du parchemin, nous, le Coronal lord Ambinole, signifions, par le présent document, notre royal assentiment et nous engageons solennellement…

Harpirias leva brusquement la tête.

— Attendez un peu, fit-il. De la manière dont ce texte est libellé, la signature du Coronal en personne est requise. Ce n’est pas ce que je…

— J’ai demandé au Ghayrog de faire une légère modification, expliqua benoîtement le Changeforme.

— Vous avez fait quoi ?

— Le roi Toikella n’a jamais réellement compris que vous n’étiez qu’un ambassadeur. Il continue de croire qu’il a reçu lord Ambinole en personne.

— Mais je vous ai dit cent fois de lui expliquer clairement…

— Je comprends votre souci, prince. Néanmoins, l’objectif premier n’est-il pas, dans l’immédiat, de nous assurer la coopération du roi, jusqu’à ce que les otages soient libérés et que nous nous soyons retirés sains et saufs de son territoire ? Dans l’état actuel des choses, il ne pourrait que réagir violemment à la révélation de votre véritable identité. Même maintenant, alors que le traité est entièrement négocié et n’attend plus que d’être signé, cette révélation pourrait avoir des effets explosifs.

— Je lui en ficherai, des effets explosifs ! s’écria Harpirias. Il verra ce que peuvent faire nos lanceurs d’énergie ! S’il refuse de libérer ces hommes, après toutes les palabres qui ont eu lieu…

— Vous pouvez ordonner à vos soldats de faire de grands dégâts, assurément. Mais je me permets de vous rappeler que les otages sont encore entre ses mains. S’il les fait mettre à mort, même si vos soldats font au même moment la démonstration de la puissance de leurs lanceurs d’énergie… qu’aurez-vous accompli, prince ? Signez ce document du nom de lord Ambinole. Je vous en conjure.

— Pas question. Je refuse de me rendre coupable d’une imposture.

— Ce n’est qu’un tout petit péché. J’attire encore une fois votre attention sur le fait que notre principal objectif…

— Est la libération des otages. D’accord. Mais que se passera-t-il quand le texte signé du traité parviendra au Mont du Château ? Que dira le Coronal, en voyant que j’ai falsifié sa signature ? Non, non, Korinaam. Je signerai de mon nom, Harpirias de Muldemar. De toute façon, comme vous l’avez fait remarquer, le roi Toikella ne sait pas lire. Laissons-le donc interpréter cette signature comme bon lui semble.

La discussion s’acheva là ; sur ces entrefaites, un messager vint annoncer de la part du roi que la grande fête au cours de laquelle le traité serait officiellement signé, en présence des otages libérés, allait commencer dans la salle de banquet royale.

Harpirias avait l’impression qu’il s’était écoulé de nombreux mois depuis l’autre banquet, donné le soir de son arrivée, pour lui souhaiter la bienvenue au pays des Othinor. Mais il savait que cela ne pouvait faire aussi longtemps : un certain nombre de semaines, oui, mais sûrement pas des mois. Le ciel restait encore clair bien avant dans la soirée et les grosses chutes de neige hivernales n’avaient pas commencé. Mais il comprenait maintenant pourquoi les otages avaient perdu la notion du temps, au point de ne plus savoir en quelle année ils étaient. Dans cette vallée, chaque journée se fondait insensiblement dans la suivante. Secondi, Terdi, Merdi, Steldi, qui pouvait dire quel jour on était ? Il n’y avait pas de calendrier. La seule horloge était celle du firmament : le soleil, les étoiles, les lunes.

Dans la vaste salle du palais royal, tout était exactement comme la première fois. Les lourdes peaux de steetmoy blanc avaient été déroulées et étendues sur le sol ; les grandes tables faites de pièces de bois dégrossies, posées sur les tréteaux en os d’hajbarak, avaient été assemblées ; les innombrables récipients débordaient de victuailles. Le roi était juché sur son trône, au pied duquel se prélassait un groupe de ses épouses et de ses filles. Tout était pareil, exactement. Pendant les semaines qui s’étaient écoulées, seul Harpirias avait changé ; l’air dense et enfumé de la grande salle lui semblait maintenant parfaitement normal et les odeurs s’élevant des plats fumants, au lieu de lui retourner l’estomac, le mettaient en appétit, car il s’était habitué aux viandes séchées et filandreuses, et à leurs sauces fortement épicées, aux racines grillées, à la bière amère, aux potages et ragoûts âcres et gluants. Les sonorités grinçantes et discordantes des instruments des musiciens du roi lui étaient devenues familières et quand, de temps en temps, il surprenait quelque paillardise lâchée par un des guerriers rassemblés contre le mur du fond, il esquissait un sourire de connivence, car, au fil des nuits passées avec Ivla Yevikenik, il avait fait de gros progrès dans la langue des Othinor.

La danse précédant le repas ressembla beaucoup, elle aussi, à celle de la fois précédente ; d’abord les épouses du roi, puis Toikella, seul, ensuite avec Harpirias, quand il l’invita à se joindre à lui. Mais, cette fois, Harpirias fit sortir Ivla Yevikenik du groupe des princesses pour l’accompagner. Les yeux de la jeune fille brillaient de plaisir quand elle s’avança sur la piste ; Toikella aussi, à sa manière sombre et renfrognée, parut ravi de l’honneur que l’on faisait à sa fille.

Après la danse, vint le moment de passer à table pour manger, mais aussi pour boire ; une suite interminable de toasts cérémonieux portés avec l’éloquence fleurie des Othinor. Harpirias était assez versé dans les usages des repas de cérémonie sur le Mont du Château pour maintenir sa consommation de la capiteuse bière Othinor aussi bas que le permettait la diplomatie : une petite gorgée quand les autres convives prenaient une goulée, tout en faisant semblant de descendre la boisson fermentée avec la même ardeur que ses voisins. La sagesse de cette tactique fut récompensée quand les chopes furent retirées et que deux coupes de pierre finement polie furent cérémonieusement disposées sur une longue et étroite table dressée au pied du trône. Un dignitaire de la cour fit son entrée, portant un haut récipient d’albâtre. Il versa soigneusement dans chacune des coupes un liquide clair et limpide : une eau-de-vie ou une liqueur, à l’évidence.