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Des murmures étonnés et respectueux s’élevèrent dans la salle. Harpirias imagina qu’il s’agissait d’une boisson tout à fait particulière, consommée uniquement à l’occasion des cérémonies les plus marquantes : le couronnement d’un nouveau souverain, par exemple, ou la naissance d’un héritier royal. Ou encore la conclusion d’un traité avec un autre monarque.

Lentement, majestueusement, Toikella descendit de son trône, s’avança vers la table où étaient posées les deux coupes et en prit une à deux mains. Le roi paraissait étrangement tendu et maussade. Toute la soirée, il s’était montré chagrin, crispé, renfermé, même pendant la danse, même pendant les moments de ripaille les plus animés ; mais, là, son expression était véritablement lugubre. Ce qui était en grand désaccord avec un climat de réjouissances officielles.

Qu’est-ce qui le tracassait à ce point ? Qu’étaient devenues son exubérance naturelle, sa colossale vitalité de libertin ?

Il posa successivement les yeux sur Harpirias, puis sur la coupe qui restait sur la table. La signification était claire : Harpirias se leva, se dirigea vers la table et saisit la coupe à deux mains, comme l’avait fait Toikella. Il attendit. Le roi le dominait de sa taille imposante. Harpirias se sentit tout rapetissé, complètement écrasé. Mais le regard noir du roi l’inquiétait plus que tout. Y avait-il du poison dans cette coupe ? Était-ce pour cette raison que Toikella était devenu si hostile, en attendant qu’Harpirias prenne le récipient contenant le breuvage empoisonné ?

Mais Harpirias savait que cela ne tenait pas debout. Les deux coupes avaient été remplies avec le même récipient. Toikella n’avait certainement pas projeté un double suicide en point d’orgue des festivités.

Le roi porta la coupe à ses lèvres. Harpirias l’imita. L’espace d’un instant, les yeux du roi croisèrent ceux d’Harpirias par-dessus le bord des coupes : des yeux torves, où se lisait une colère difficilement contenue. Il se passe quelque chose de très grave, se dit Harpirias. Il lança un regard hésitant en direction d’Ivla Yevikenik. Elle hocha la tête en souriant ; elle fit le geste de lever la coupe et de boire. Serait-elle capable de le trahir ? Non. Non. La boisson devait être sans danger. Il prit timidement une petite gorgée. Harpirias eut l’impression de boire du feu liquide. Il en sentit la brûlure jusqu’au fond de son estomac. Cherchant sa respiration, il s’arma de courage et but prudemment une autre gorgée. Toikella avait déjà vidé sa coupe ; on attendait certainement de lui qu’il fit la même chose. La seconde secousse fut plus facile à surmonter. Harpirias sentait déjà que la tête commençait à lui tourner. Il en restait encore beaucoup dans la coupe. Perdrait-il la face, s’il ne parvenait pas à la vider ? Il ne devait pas oublier qu’il était le représentant personnel du Coronal. C’est le Coronal que Toikella voyait en lui. Il ne pouvait se permettre de porter atteinte à l’honneur de Majipoor devant ces barbares.

Il avala une grande lampée, une deuxième et la troisième lui permit de finir l’eau-de-vie. L’effet fut terrifiant. Ses épaules furent agitées de tremblements violents, presque convulsifs. La tête lui élançait et tournait à toute vitesse. Il vacilla un instant et crut qu’il allait tomber, mais il parvint à garder l’équilibre et se planta fermement devant Toikella.

Par la Dame, le roi allait-il remplir de nouveau ces coupes ?

Non. Le Divin en soit loué. Le contenu d’une coupe satisfaisait Toikella !

— Le traité, articula le roi d’un ton revêche. Maintenant, nous signons.

— Oui, fit Harpirias, en réprimant un nouveau frisson et en s’efforçant de ne pas vaciller sur ses jambes. Maintenant, nous signons.

On apporta les deux rouleaux de cuir que l’on plaça côte à côte sur la table, au pied du trône. On apporta un fauteuil fait d’ossements pour le roi, un autre pour Harpirias, et ils prirent place, côte à côte, face à l’assemblée des dignitaires Othinor. Korinaam se plaça juste derrière Harpirias, en sa qualité d’interprète et de conseiller, et Mankhelm alla prendre position derrière son roi.

Toikella saisit un rouleau dans ses énormes battoirs, le leva à la hauteur de ses yeux, l’examina minutieusement, ligne par ligne, comme quelqu’un qui sait lire ; puis, avec un grognement, il le reposa, prit le second et commença à le scruter avec la même attention. Harpirias remarqua, non sans satisfaction, que le roi tenait celui-ci à l’envers.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

— Tout va bien, oui. Nous signons. Korinaam tendit à Harpirias un style, déjà enduit d’encre, et se pencha vers lui.

— Vous voyez l’endroit où il faut apposer votre signature, n’est-ce pas. Votre Majesté ? lui souffla-t-il à l’oreille d’une voix insistante.

— Je n’ai nullement l’intention de signer du nom…

— Signez, prince. Vite. Il le faut. Vous n’avez pas le choix.

À grands traits rageurs, Harpirias inscrivit au bas du rouleau le nom qu’on exigeait de lui : lord Ambinole Coronal. Cela lui parut monstrueux, presque blasphématoire. Il considéra un moment la signature frauduleuse ; puis, sans laisser le temps à Korinaam de réagir, ajouta au-dessous : Harpirias de Muldemar, au nom de lord Ambinole. Le roi Toikella en pensera ce qu’il voudra… S’il en pense quelque chose.

Il lui tendit le parchemin signé et reçut l’autre en échange. Toikella avait laborieusement griffonné de gros caractères mal formés, illisibles, dans l’angle inférieur gauche. En face, Harpirias écrivit de nouveau le nom du Coronal et ajouta le sien au-dessous.

C’était fait. Le traité était signé.

— Goszmar, dit Harpirias. Les otages.

— Goszmar, grogna Toikella, en inclinant vigoureusement la tête.

À son signal, la porte de la salle du trône s’ouvrit et les neufs prisonniers de la caverne de glace entrèrent d’un pas hésitant, les yeux hagards. Salvinor Hesz ouvrait la marche.

Il s’élança vers Harpirias, se laissa tomber à ses genoux.

— Sommes-nous vraiment libres ?

Harpirias montra les deux rouleaux de cuir sur la table.

— Tout est signé et scellé. Nous quittons le village demain matin, à la première heure.

— Libres ! Enfin libres ! Et les fossiles… Je les ai vus, juste devant la porte, prince, toute la collection ! Croyez-vous qu’ils nous seront rendus ?

— Les Othinor fourniront des porteurs pour les transporter jusqu’aux flotteurs qui nous attendent à l’entrée de la cuvette.

— Libres ! Libres ! Comment le croire ?

Avec frénésie, les paléontologues s’étreignirent. Certains semblaient éperdus de joie ; d’autres paraissaient avoir beaucoup de mal à croire à la fin de leur captivité.

— Donnez à ces hommes de quoi manger et boire, dit Harpirias. Cette fête est aussi la leur.

Toikella accéda à ses désirs avec un geste impatient de la main. On versa de la bière ; on apporta des plats de viande. Mais Harpirias vit que le roi s’était écarté et regardait d’un air maussade, sans prendre part aux réjouissances.

Toikella préparait-il quelque traîtrise en conclusion du banquet ? Était-ce la raison de cette humeur étrangement sombre, de la tension qui avait émané de lui toute la soirée ?

— Ton père, dit-il discrètement à Ivla Yevikenik. Qu’est-ce qui le tracasse, ce soir ?

La jeune fille hésita. Il la vit chercher ses mots.

— Rien ne le tracasse, ce soir, répondit-elle enfin.

— Il n’est pas lui-même.