— Ta vie ne sera pas brisée, Harpirias.
— Vraiment ?
— Tu resteras six mois à Ni-moya, un an au maximum. Mon père en est certain. Lubovine est très puissant et, comme il exige un châtiment exemplaire pour ce que tu as fait, il te faudra faire pénitence en exil pendant un certain temps avant de pouvoir revenir. Le Coronal lui en a donné l’assurance.
— Tu crois vraiment que cela se passera ainsi ?
— Absolument, affirma Tembidat. Mais il en alla tout autrement.
Harpirias partit pour Ni-moya, l’esprit assombri par les plus noirs pressentiments. C’était pourtant une grande et belle cité, la plus peuplée de Zimroel, qui comptait plus de trente millions d’habitants et où de magnifiques tours blanches se dressaient sur des centaines de kilomètres le long du Zimr, un fleuve puissant, au cours rapide. Mais ce n’était malgré tout qu’une cité de Zimroel. Celui qui a été élevé dans la magnificence du Mont du Château ne peut s’adapter aisément aux moindres splendeurs de l’autre continent.
À Ni-moya, où les mois se succédaient avec monotonie, Harpirias remplit ses dérisoires et offensantes fonctions bureaucratiques dans un endroit baptisé Bureau de Liaison Provincial, qui ne semblait relever ni de l’autorité du Coronal ni de celle du Pontife, mais se trouver dans une sorte de vide gouvernemental.
Il attendit avec impatience le message qui le rappellerait sur le Mont du Château. L’attente se prolongea.
Interminablement.
Il constitua plusieurs dossiers de demande de mutation sur le Mont. Ils restèrent sans réponse. Il écrivit à Tembidat pour lui rappeler la prétendue promesse du Coronal d’autoriser son retour au bout d’un certain temps. Tembidat répondit qu’il était absolument convaincu que le Coronal tiendrait parole.
Harpirias vit passer le premier anniversaire de son arrivée à Ni-moya et entra dans sa deuxième année d’exil.
Il ne recevait plus que des nouvelles fragmentaires de ses amis et parents du Château : de courtes missives, de plus en plus espacées, qui, de loin en loin, l’informaient des derniers potins. Comme si tout le monde commençait à se sentir gêné de lui écrire. Tout se passait donc exactement comme il l’avait redouté. Il était tombé dans l’oubli. Sa carrière était brisée ; il finirait ses jours comme un vague scribouillard, dans cet obscur service administratif de cette cité prodigieusement peuplée, mais tellement provinciale du continent secondaire de Majipoor, coupé à jamais des sources du pouvoir et des privilèges auxquels il avait eu accès toute sa vie.
La nature de son âme aussi commença à changer. D’exubérant et ouvert, il devint grincheux, cassant, renfermé, un homme maussade, aigri, irrémédiablement, semblait-il, par l’injustice dont il avait été victime.
Mais un jour, tandis qu’il passait en revue le courrier diplomatique en provenance d’Alhanroel, triant sans entrain l’assortiment de documents ineptes dont il lui faudrait se charger, Harpirias eut la surprise d’en découvrir un qui lui était personnellement adressé : une enveloppe portant les armoiries du prince Salteir, Haut Conseiller auprès du Coronal lord Ambinole.
Harpirias ne s’attendait plus à recevoir quoi que ce fût d’un personnage aussi éminent. Il brisa le sceau d’une main tremblante. Et il prit connaissance du message avec incrédulité et délectation.
Une mutation ! Lubovine s’était laissé fléchir ! On lui permettait enfin de quitter Ni-moya !
Mais, au fil de la lecture, sa bouffée d’exultation se mua rapidement en consternation. Au lieu d’être rappelé au siège du gouvernement, il était envoyé encore plus loin. Lubovine n’avait-il pas assouvi sa vengeance en l’obligeant à aller s’enterrer à Ni-moya ? Il semblait que non. Harpirias découvrit à son vif dépit et à sa profonde détresse que sa prochaine mission l’expédierait au-delà des frontières de la civilisation : dans les territoires montagneux, désolés, isolés par les glaces de l’extrême nord-est de Zimroel, les Marches de Khyntor.
3
Harpirias apprit ce qui s’était passé ; une expédition scientifique s’était aventurée dans la région sinistre et pratiquement inhabitée des Marches, à la recherche d’hypothétiques restes fossiles d’une espèce disparue de dragons terrestres : de gigantesques reptiles d’une ère lointaine, plus ou moins apparentés aux immenses et intelligents dragons de mer qui sillonnaient encore en troupes nombreuses les océans incommensurables de Majipoor.
Des récits confus et contradictoires de l’existence passée de ces dragons de terre étaient communs à la mythologie de la majorité des races vivant sur la planète géante. Les Lii, cette malheureuse race de pauvres pêcheurs et de marchands de saucisses itinérants, prenaient ainsi pour article de foi que les dragons peuplaient la terre en des temps reculés, qu’ils avaient choisi de se réfugier dans la mer mais qu’ils regagneraient la terre ferme à la fin des temps, apportant le salut à la planète. Les Hjorts et les Skandars velus à quatre bras partageaient des croyances similaires ; les Changeformes, ou Métamorphes, les véritables aborigènes de la planète, semblaient avoir des conceptions du même ordre, évoquant un âge d’or depuis longtemps révolu, pendant lequel ils étaient, avec les dragons, les seuls habitants de Majipoor, leurs deux races vivant en harmonie télépathique, sur terre comme sur mer. Mais il était difficile à qui n’était pas des leurs de savoir à quoi croyaient réellement les Métamorphes.
Les documents adressés à Harpirias expliquaient que des chasseurs de steetmoy, mettant à profit la clémence estivale pour remonter beaucoup plus au nord qu’à l’ordinaire, s’étaient enfoncés profondément dans les étendues habituellement enneigées des Marches de Khyntor et avaient découvert en altitude des ossements fossilisés d’une taille titanesque affleurant sur une plateforme rocheuse, près du bord d’une gorge lointaine !
Afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle ces ossements étaient ceux de légendaires dragons de terre, une équipe de huit à dix paléontologues avait reçu des autorités administratives de Zimroel l’autorisation de partir à la recherche de l’affleurement fossile. Un Métamorphe du nom de Korinaam, natif de Ni-moya, qui, comme quantité des siens, gagnait depuis longtemps sa vie en conduisant des chasseurs dans les régions les plus accessibles de l’arctique, fut engagé pour les guider dans les Marches.
— Ils sont partis au commencement de l’été dernier, expliqua Heptil Magloir, le petit Vroon du Bureau des Antiquités qui avait signé le permis d’exploration. Ils n’ont pas donné de nouvelles pendant plusieurs mois. Et puis, à la fin de l’automne, juste avant que ne commence vraiment la saison des neiges dans les Marches, Korinaam est revenu à Ni-moya. Seul. Il expliqua que tous les membres de l’expédition scientifique avaient été capturés, qu’ils étaient retenus prisonniers et qu’on l’avait envoyé négocier les conditions de leur libération.
— Prisonniers ? fit Harpirias en haussant les sourcils. Prisonniers de qui ? Certainement pas des hommes des Marches.
On savait que des tribus de nomades mal dégrossis, à demi civilisés, parcouraient les Marches, descendant de loin en loin jusqu’aux régions colonisées de Zimroel pour y vendre des fourrures et des peaux ainsi que la viande des animaux qu’elles chassaient. Mais ces montagnards, malgré leur aspect farouche, n’avaient jamais cherché à provoquer en aucune manière les habitants de Majipoor, infiniment plus nombreux et puissants.
— Non, pas des hommes des Marches, poursuivit le Vroon, un petit être muni de nombreux tentacules, qui dépassait à peine le genou d’Harpirias. Du moins aucun groupe à qui nous ayons jamais eu affaire. Il semble que les explorateurs aient été capturés par une race de féroces barbares, une peuplade qui nous était jusqu’alors inconnue, originaire des Marches septentrionales.