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— Il est fatigué. Il est… oui, c’est ça. Il est fatigué. Elle faisait vraiment très peu d’efforts pour paraître convaincante.

— Non, fit Harpirias.

Il fixa d’un regard furieux le bout de ses doigts en pestant contre les limites de son vocabulaire. Puis il plongea les yeux dans ceux de la jeune fille.

— Dis-moi la vérité, Ivla Yevikenik. Il se passe quelque chose ici. Qu’est-ce que c’est ?

— Il a… il a peur.

— Peur ? Lui ? De quoi ?

— Toi, fit-elle après un long silence. Ton peuple. Tes armes.

— Il ne devrait pas. Il y a un traité maintenant. Nous garantissons la sécurité et la liberté des Othinor.

— Oui, fit-elle, vous garantissez.

En entendant les inflexions amères de sa voix, tout s’éclaira pour Harpirias.

Le roi avait réellement peur, il était en colère, humilié, et ces émotions étaient nouvelles pour lui. Toikella avait enfin compris à qui il se frottait et cela l’avait plongé dans les affres d’une angoisse absolument insupportable.

Peut-être Ivla Yevikenik avait-elle rapporté à son père certaines des descriptions de la grandeur et de la splendeur de Majipoor que lui avait faites Harpirias, les évocations des récoltes surabondantes, de la richesse des cours d’eau impétueux, de la population innombrable, des deux gigantesques continents remplis d’énormes cités et, par-dessus tout, de la noblesse sereine du Mont du Château et de l’immensité de la demeure royale qui le couronnait. De ce qu’elle avait compris de ces récits – amplifié, selon toute vraisemblance, déformé et embelli par son imagination fertile, transformant l’authentique magnificence en crainte de l’inconcevable –, elle avait probablement abreuvé l’esprit ébranlé de Toikella.

Et puis, il avait vu les lanceurs d’énergie en action – les blocs de roche déchiquetés se désintégrant sous la force de l’éclair pourpre sortant des tubes de métal que portait la petite armée d’Harpirias… les Eililylal abhorrés s’enfuyant comme vermine, sous une pluie de rochers…

Pas étonnant, dans ces conditions, que le roi fût d’humeur noire. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait face à une force que ses rugissements et ses fanfaronnades ne pourraient jamais faire plier. Il avait fini par comprendre la réalité de la planète : son petit territoire n’avait aucun espoir de s’opposer à la puissance du vaste royaume inconnu qui s’étendait de toutes parts au-delà de ses frontières enneigées. Il était en train de découvrir que le puissant roi Toikella n’était rien d’autre qu’une mouche sur le derrière de Majipoor. Et cette découverte était douloureuse. Oh ! comme elle devait être douloureuse !

Harpirias se rendit compte qu’il était sincèrement désolé pour le vieux monstre farouche, qu’en fait il avait fini par éprouver de l’affection pour Toikella et qu’il ne souhaitait nullement être la cause de sa perte.

Il chercha Korinaam du regard, lui fit signe de venir à ses côtés. Ce qu’il avait besoin de dire était trop délicat pour qu’il essaie de l’exprimer lui-même, dans son Othinor maladroit et fragmentaire.

— Je veux que vous lui fassiez savoir, dit-il au Changeforme, que, pour nous, citoyens de Majipoor, le respect du traité qui vient d’être signé sera un devoir sacré : que ses termes garantissent à jamais l’indépendance des Othinor.

— Il sait déjà tout cela, dit Korinaam.

— Peu importe qu’il le sache déjà ou non. Dites-le-lui. Dites-lui qu’il peut avoir foi en ce traité et en moi. Dites-lui qu’il n’arrivera rien à son peuple de notre fait.

— Comme vous voudrez, prince.

Korinaam se tourna vers le roi et parla longuement ; autant qu’Harpirias pût en juger, le Changeforme traduisit avec exactitude ce qu’il lui avait demandé de dire. Mais cela ne fit, en apparence, qu’aggraver les choses. Le front de Toikella se creusa ; il se mordilla la lèvre inférieure, serra les poings et frappa ses articulations noueuses jusqu’à ce qu’elles se mettent à saillir ; ses narines se dilatèrent, la peau de ses joues se tendit sous l’effet de la colère qui montait en lui.

Quand vint le moment de répondre, le roi s’adressa non pas à Korinaam, mais à Harpirias, et sa réponse fut brève et sarcastique, avec des intonations de férocité auxquelles on ne pouvait se méprendre.

— Recevez mes remerciements. Je vous suis reconnaissant de votre bienveillance. Harpirias n’eut aucune difficulté à comprendre ces mots, ni leur signification sous-jacente. Toikella reconnaissait sans ambages que son pouvoir ne pourrait se maintenir que par la grâce des souverains de Majipoor ; et ce n’était pas chose facile à accepter.

Mais Harpirias éprouvait encore le besoin de lui exprimer sa sympathie et de le rassurer.

— Votre Majesté… mon royal ami…

Toikella répondit par un grondement.

— Partez, maintenant. Quittez ce palais, quittez ce pays. Et qu’aucun d’entre vous ne remette jamais les pieds ici… ni vous, ni personne de votre race.

Korinaam proposa de traduire. Harpirias le fit taire d’un geste de la main. Il n’avait aucun doute sur la signification des paroles du roi.

Il tendit la main à Toikella. Le roi la considéra comme on regarde quelque chose de sale. Il s’enveloppa dans une aura glaciale de dignité offensée, aussi froide que le jour le plus sinistre de l’hiver des Othinor.

— Nous n’avons pas peur, déclara-t-il avec hauteur. Que l’empire nous fasse craindre le pire… Nous serons prêts. Même si vous envoyez contre nous une armée de deux cents hommes ! De trois cents !

Harpirias n’avait plus rien à ajouter. Il vaut mieux laisser les choses en l’état, se dit-il. L’orgueil de Toikella, au moins, était encore intact. Peut-être que les blessures de leur visite se cicatriseraient avec le temps et que, sur la fin de sa vie, le roi se vanterait d’avoir forcé le Coronal de Majipoor à se traîner un beau jour à ses pieds pour obtenir la libération d’un groupe d’explorateurs et d’avoir extorqué à ce même Coronal un enfant de sang royal en échange de ces otages.

Soit, se dit Harpirias. Tout compte fait, Korinaam a vu juste : ils n’auraient rien eu à gagner en forçant Toikella à regarder la vérité en face, mais beaucoup à perdre.

Il prit cérémonieusement congé du roi ; Toikella resta de marbre du haut de sa grandeur. Puis il se tourna vers Ivla Yevikenik pour un dernier moment de tendresse et d’émotion avec sa princesse Othinor. Mais que pouvait-il lui dire ? Oui, qu’aurait-il bien pu dire ? Malgré son éloquence apprise sur le Mont du Château, rien ne lui venait à l’esprit. Elle le regarda avec gravité ; il sourit ; elle parvint à ébaucher aussi une sorte de sourire ; elle avait les yeux brillants de larmes ; elle les essuya d’un revers de la main. Il ne pouvait l’embrasser avant de partir. Le baiser n’était pas dans les usages de la tribu. Harpirias finit par lui prendre la main, la garda entre les siennes et la lâcha. Elle prit la sienne, la posa délicatement sur son ventre, l’y emprisonna un moment, appuya dessus, comme pour lui permettre de sentir la vie nouvelle qui s’y développait. Puis elle le lâcha et se détourna.

Harpirias rassembla ses troupes, fit signe aux otages libérés de le suivre et sortit de la salle du trône.

18

À en juger par l’aspect ténébreux de la voûte étoilée, l’aube ne se lèverait pas encore avant quelques heures. Mais il fallut le reste de la nuit pour charger les flotteurs et les préparer pour le voyage du retour. Le ciel était zébré de traînées roses quand les préparatifs furent enfin terminés.

Harpirias resta un moment immobile devant la haute paroi rocheuse qui entourait le royaume caché des Othinor.