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— Une race disparue ? interrogea Harpirias, soudain fasciné. Vous pensez à une bande isolée de Changeformes ?

— Des humains. Des primitifs, au dire de Korinaam, les descendants d’un petit groupe de trappeurs qui, il y a plusieurs milliers d’années, ont gagné le nord des Marches et ont été pris au piège dans une petite vallée fermée par les glaces, qui, jusqu’à la récente succession d’années relativement chaudes, est restée totalement isolée du reste de Majipoor. Ils ont sombré dans la plus affreuse sauvagerie et ignorent tout du monde extérieur, ils ne se doutent absolument pas que Majipoor est une planète d’une taille inconcevable, peuplée de milliards d’habitants. Ils croient que tout notre monde est à l’image de leur propre petit territoire, peuplé de quelques tribus primitives éparses, vivant de chasse et de cueillette. Quand on leur a parlé du Coronal et du Pontife, ils les ont pris à l’évidence pour de simples chefs de tribu.

— Mais pourquoi garder les scientifiques en captivité ?

— Le souci premier de ces hommes, si je puis les honorer de ce nom, répondit le Vroon, est de ne pas être dérangés. Ils veulent qu’on les laisse continuer à vivre comme ils l’ont toujours fait, à l’abri de toute ingérence, dans l’isolement séculaire de leur vallée, derrière ses murailles de neige et de glace. Ils ont exigé un engagement du Coronal. Et ils sont résolus à retenir nos paléontologues comme otages jusqu’à ce que nous signions un traité le leur garantissant.

Harpirias hocha la tête, l’air lugubre.

— J’ai donc été choisi pour servir d’ambassadeur auprès de cette bande de sauvages, c’est bien cela ?

— Exactement.

— Merveilleux. Je suppose qu’il me faudra leur dire, avec tact et bienveillance – en admettant que je parvienne à communiquer avec eux, que le Coronal regrette cette honteuse violation de leur solitude, qu’il respecte leurs sacro-saints droits territoriaux et qu’il s’engage à ce que l’on n’envoie pas de colons dans l’épouvantable glacière où ils ont choisi de vivre. Et il m’appartiendra de leur faire savoir que je suis, en ma qualité de représentant officiel de Sa Majesté lord Ambinole, pleinement habilité à signer un traité leur promettant tout ce qu’ils demandent. En contrepartie de tout cela, ils libéreront sur-le-champ les otages. Ai-je bien compris ?

— Il y a une petite complication, glissa Heptil Magloir.

— Une seule ?

— Ce n’est pas un ambassadeur qu’ils attendent. C’est le Coronal en personne.

Harpirias en eut le souffle coupé.

— Ils ne s’imaginent tout de même pas qu’il se déplacera !

— Malheureusement, si. Comme je l’ai déjà dit, ils n’ont aucune idée de la taille de la planète, pas plus que de la grandeur et de la majesté du Coronal, ni du poids des responsabilités qui sont les siennes. Et ces montagnards sont fiers et ombrageux. Des étrangers se sont introduits dans leur domaine, ce qu’ils ne tolèrent pas, semble-t-il. Il leur paraît parfaitement juste et légitime que le chef de ces étrangers se rende dans leur village pour implorer humblement leur pardon.

— Je vois, fit Harpirias. Vous me demandez donc d’aller me prosterner servilement à leurs pieds, tout en me faisant passer pour lord Ambinole. C’est bien cela ?

L’écheveau de tentacules élastiques s’agita nerveusement.

— Jamais ces mots ne sont sortis de ma bouche, fit-il doucement.

— Alors, qui suis-je censé être ?

— Peu importe, pourvu qu’ils soient contents. Dites-leur tout ce que vous voulez, pourvu qu’ils libèrent les membres de l’expédition.

— Tout ce que je veux ? Y compris me faire passer pour le Coronal ?

— Vous êtes libre de choisir votre tactique, répondit Heptil Magloir d’un air guindé. Faites absolument comme bon vous semblera. Je vous donne carte blanche. Un homme de votre habileté et de votre tact sera indubitablement à la hauteur de la situation.

— Oui. Indubitablement.

Harpirias prit plusieurs longues inspirations. On lui demandait de mentir. On ne lui dirait pas de le faire, mais on ne s’y opposait pas, si mentir à des sauvages était ce qu’il en coûtait pour obtenir la libération des otages. Cela l’attrista et l’irrita. Harpirias n’était pas collet monté, mais l’idée de se faire passer pour le Coronal devant ces barbares lui parut terriblement inconvenante. Le simple fait de le suggérer était choquant. À quel genre d’homme croyaient-ils donc avoir affaire ?

— Puis-je vous demander, reprit-il, non sans aigreur, après un silence, quand il me faudra entreprendre cette mission ?

— Au début de l’été de Khyntor. La seule époque de l’année où la région où vivent ces gens est tant soit peu accessible.

— Il me reste plusieurs mois à attendre.

— En effet.

Cela ressemblait à une très mauvaise plaisanterie. Harpirias sentit le désespoir l’envahir à la perspective de cette quête insensée dans les étendues désolées et glacées de l’arctique.

— Et si je refuse cette mission ? demanda-t-il après un autre silence.

— Refuser ? Refuser ?

Le Vroon répéta le mot, comme s’il avait du mal à en comprendre la signification.

— Vous savez que je n’ai aucune expérience d’un voyage dans des conditions aussi rigoureuses.

— Le Métamorphe Korinaam vous servira de guide.

— Bien sûr, fit Harpirias, en se renfrognant. Cela devrait singulièrement me faciliter la tâche.

Toute idée de refus d’assumer la mission semblait avoir été écartée. Harpirias eut le sentiment qu’il ne serait pas utile de remettre la question sur le tapis.

Mais il savait que son sort serait réglé s’il acceptait qu’on l’envoie dans les immensités enneigées des Marches. Le voyage ne serait ni rapide ni aisé, et les négociations avec ces barbares ombrageux ne pourraient que traîner en longueur, d’une manière exaspérante. À son retour des terres boréales – si jamais il en revenait –, il aurait assurément passé beaucoup trop de temps dans des régions écartées de la planète pour espérer recouvrer son ancienne position à la cour de lord Ambinole. Les autres jeunes gens de sa génération se seraient déjà approprié tous les postes vraiment importants. Il pouvait donc, au mieux, espérer finir ses jours dans la peau d’un obscur bureaucrate ; mais, plus probablement, il périrait dans le courant de cette expédition périlleuse et absurde, emporté par une violente tempête de neige ou massacré sans autre forme de procès par les féroces montagnards, quand ils se rendraient compte qu’il n’était pas le Coronal, mais un simple fonctionnaire subalterne du service diplomatique.

Tout ça pour un sinileese blanc ! Oh ! Lubovine, Lubovine, que m’avez-vous fait ?

Mais il existait peut-être un moyen de s’en sortir. Le long hiver des Marches était encore assez loin de son terme, ce qui laissait un peu de temps à Harpirias pour agir avant l’époque où il lui faudrait se mettre en route. Au Bureau de Liaison Provincial, il consulta discrètement quelques collègues blanchis sous le harnois sur la nécessité d’accepter cette nouvelle mission.

Existait-il une procédure suspensive qui lui permettrait d’arguer de l’urgence de sa tâche du moment pour refuser l’ambassade dans les Marches ? Ils le regardèrent comme s’il parlait une langue inconnue. Pouvait-il refuser en prétextant des risques pour sa santé ? Ils haussèrent les épaules. Quelles seraient les conséquences sur sa carrière s’il refusait cette mission ? Proprement catastrophiques, répondirent-ils.

Il envisagea d’implorer la grâce du prince Lubovine. Mais il décida que ce serait stupide.