— Je vois. Eh bien, je suis dans de jolis draps.
Harpirias tourna la tête pour éviter que Tembidat ne surprenne l’angoisse dans son regard.
— Alors, reprit-il, tout est vraiment fini pour moi ? Tout cela parce que j’ai fait mouche en tirant sur un stupide animal aux grands bois rouges.
— Ne sois pas si pessimiste, mon vieux. Qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est devenu ton goût de l’aventure ? Tu feras ce voyage, tu accompliras tout ce que l’on attend de toi, tu deviendras un héros à ton retour et ta carrière sera relancée. Saute sur cette proposition, Harpirias ! Combien d’occasions de vivre des choses aussi excitantes avons-nous dans le cours d’une existence ? Je serais heureux de t’accompagner, si je pouvais le faire.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui t’en empêche ? Le visage de Tembidat s’empourpra.
— Je suis venu pour une délicate affaire de famille qu’il me faudra plusieurs mois pour régler, sinon je t’accompagnerais. Tu le sais très bien. Mais peu importe, Harpirias. Tu n’as qu’à refuser, si c’est ce que tu veux. Je dirai à Vildimuir que tu es profondément reconnaissant de tout ce qu’il a fait pour toi, mais que, finalement, tu préfères le confort de ton petit emploi de bureau à Ni-moya, et que…
— Ne dis pas d’imbécillités, Tembidat. Bien sûr que je vais y aller.
— Tu vas le faire ?
Harpirias esquissa un sourire, au prix d’un effort considérable.
— As-tu sérieusement cru que je ne le ferais pas ?
4
La tempête fit rage pendant des heures et des heures. Harpirias finit par trouver naturel que le monde soit réduit à la blancheur d’un linceul. Cet autre monde dans lequel il avait vécu, ce monde de couleurs, d’arbres verts, de fleurs rouges, de rivières bleues et de ciels turquoise, il avait maintenant l’impression de ne l’avoir connu qu’en rêve. La réalité, c’étaient ces nuées de particules blanches, poussées par les rafales de vent, qui s’écrasaient inlassablement sur la paroi avant du flotteur et l’épais manteau blanc qui l’enveloppait moelleusement de toutes parts, dessus et dessous, devant et derrière, brouillant irrémédiablement la vue.
Harpirias ne disait rien. Il ne posait pas de questions, ne faisait aucune remarque. Il demeurait impassible, telle une statue de bois, laissant Korinaam, assis à ses côtés, conduire le flotteur dans la tourmente avec une assurance frisant l’arrogance.
Combien de temps duraient ces tempêtes de l’été des loups ? À quelle distance se trouvait la sortie du col ? Combien de flotteurs les suivaient encore ? Autant de questions qui se bousculaient dans l’esprit d’Harpirias ; mais elles apparaissaient comme des épaves entraînées par le flux, flottant fugitivement avant d’être englouties. Les incessantes bourrasques de neige avaient quelque chose d’hypnotique. Elles l’apaisaient, le maintenaient dans une manière de demi-sommeil, un engourdissement agréable de l’âme.
Petit à petit, la fureur de la tempête retomba. Le ciel s’éclaircit. Les assauts des particules de glace cessèrent, seuls quelques flocons continuèrent de voleter. Le mur de nuages s’effilocha, se déchira, s’ouvrit et le soleil perça, vert doré, magnifique. Des formes commencèrent à apparaître distinctement dans l’univers d’une blancheur ouatée : les noirs éperons que des parois rocheuses projetaient en bordure de la route, la silhouette tourmentée d’un arbre géant poussant presque à l’horizontale sur un à-pic, la masse métallique d’un nuage sur le fond plus clair du ciel. Les amas de neige poudreuse entassés par le vent commençaient déjà à fondre.
Sortant de sa torpeur, Harpirias vit que la route s’était élargie et qu’elle descendait en pente douce et régulière. Devant le flotteur la vue était dégagée. Ils avaient franchi le col séparant les deux masses montagneuses et s’engageaient dans un plat pays d’herbe haute et éparse, et de blocs de granit dénudés, un large plateau s’étendant jusqu’aux lointains brumeux, fermé par d’autres montagnes.
Harpirias se retourna. Le deuxième flotteur les suivait de très près et d’autres étaient visibles en arrière.
— Combien en voyez-vous ? demanda Korinaam. Harpirias mit sa main en visière pour se protéger de la réverbération du soleil sur la neige fraîche et compta les véhicules à mesure qu’ils débouchaient du dernier lacet, à la sortie du col.
— Six… sept… huit.
— Parfait. Nous n’avons donc personne à attendre.
Harpirias n’en revenait pas de constater que la totalité du convoi avait réussi à franchir le col sans dommage, dans la tempête rendant la visibilité nulle. Mais, à Ni-moya, tout le monde lui avait assuré que sa petite armée était composée de soldats compétents. Il y en avait en tout à peu près deux douzaines ; il était le seul humain.
Presque tous les membres de l’expédition étaient de grands et puissants Skandars, ces êtres pesants et velus, dotés de quatre bras, d’une grande force physique et d’une merveilleuse coordination, dont les ancêtres, établis sur Majipoor depuis très longtemps, venaient d’une planète où la neige et le froid ne devaient rien avoir d’inhabituel.
Harpirias avait aussi sous son commandement quelques Ghayrogs ces créatures aux écailles luisantes et aux yeux verts, à l’apparence reptilienne, avec une langue agile et fourchue, et des cheveux flexueux ondulant sur la tête, mais qui, à bien des égards, appartenaient en réalité à la classe des mammifères.
Cela semblait a Harpirias une troupe bien maigre pour s’opposer à toute une tribu de barbares belliqueux, sur son propre territoire. Mais Korinaam avait affirmé qu’emmener des soldats en plus grand nombre eût été une grave erreur.
— Nous trouverons des cols extrêmement difficiles à franchir. Il serait très délicat d’y faire passer une formation plus importante. En outre, les montagnards considéreraient une troupe plus nombreuse comme une armée d’invasion et non comme une mission diplomatique. Il est presque certain qu’ils vous tendraient des embuscades, en occupant des positions stratégiques pour attaquer du haut des défilés. Dans ce type de guerre d’escarmouches, avait conclu le Changeforme, vous n’auriez aucune chance.
Après avoir vu le premier de ces cols, Harpirias comprit que Korinaam avait vu juste. Sans même parler des complications créées par une tempête de neige d’une telle violence, il eût été impossible de se défendre contre les attaques des montagnards. Mieux valait donner l’impression de venir en amis et s’en remettre au bon vouloir de la tribu plutôt que de déployer des troupes nombreuses, quand toute démonstration de force par une armée étrangère serait inefficace entre ces hauteurs si faciles à défendre.
Le soleil estival, déjà haut et ardent, vint rapidement à bout de la neige fraîche. Les amas et les colonnes nouvellement formés fondirent en peu de temps et se transformèrent en ruisseaux au cours rapide ; d’énormes masses duveteuses accrochées à de hautes parois rocheuses se détachèrent et glissèrent lentement jusqu’au sol en amples explosions silencieuses ; de grosses flaques se formèrent presque instantanément ; les flotteurs glissant dédaigneusement au-dessus de la surface de la route, devenue gluante et bourbeuse, s’élevèrent de soixante à quatre-vingts centimètres pour éviter de provoquer des remous boueux. L’air devint étrangement lumineux, avec une sorte de dureté cristalline que l’on ne voyait pas à des altitudes plus basses.