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Pour Harpirias, les Marches semblaient être un lieu où des drames affreux couvaient en permanence. Le silence, l’immensité des perspectives, la clarté et la luminosité de l’air, l’étrangeté du paysage torturé et de ses rares habitants – tout contribuait à accroître l’effet produit par ce pays et suscitait en lui de l’émerveillement.

L’enchaînement de circonstances qui l’avait conduit dans ces montagnes lui mettait encore la rage au cœur, mais il ne regrettait plus d’être là et savait, sans que le doute fût permis, qu’il n’oublierait jamais la splendeur des paysages.

À cette époque de l’année, le soleil brillait sous ces latitudes jusqu’à une heure très tardive qui, pour Harpirias, appartenait déjà à la nuit. Comme le jour semblait n’avoir pas de fin, il se demanda si Korinaam allait leur faire poursuivre la route jusqu’à minuit, ou même plus ; mais, au moment où la faim commençait à se faire sentir, le Changeforme lui demanda de donner l’ordre de tourner à gauche, en direction d’une gorge qui s’ouvrait juste à leur hauteur.

— Il y a un campement d’hommes des Marches, expliqua Korinaam. Ils y passent l’été. Vous voyez la fumée noire de leur feu, n’est-ce pas ? Ils nous vendront de la viande pour notre dîner.

Les montagnards s’avancèrent à leur rencontre bien avant que le convoi n’eût atteint leur campement. À l’évidence, ils connaissaient Korinaam et avaient eu affaire à lui à maintes reprises, car ils l’accueillirent fort cordialement et il y eut un long échange de compliments chaleureux dans l’âpre parler des montagnards, dont Harpirias ne comprit que quelques mots saisis au vol.

C’était sa première rencontre avec les nomades des Marches. Il s’attendait plus ou moins à trouver des animaux sauvages ayant forme humaine et, de fait, ils étaient vêtus de peaux de bêtes grossièrement cousues, plutôt malodorantes, et ne semblaient pas s’être lavés depuis un certain nombre de jours. Impossible, au premier coup d’œil, de les prendre pour des habitants de Ni-moya.

Mais, en y regardant de plus près, ils avaient beaucoup moins l’air de sauvages qu’Harpirias ne l’avait imaginé. Costauds, vigoureux, s’exprimant bien, volontiers souriants, les yeux vifs et brillants, il n’y avait pas grand-chose de primitif dans leur apparence. Avec une bonne coupe de cheveux, un bain et une tenue de ville convenable, ils se fondraient aisément dans une foule. Les Skandars, immenses lourdauds à quatre bras, couverts de la tête aux pieds d’une fourrure à longs poils rêches, avaient un aspect infiniment plus farouche. Les montagnards firent cercle autour des voyageurs avec une excitation bon enfant, pour leur proposer des babioles en os et des sandales en cuir brut. Harpirias acheta quelques bricoles, comme souvenirs du voyage. Certains, qui s’exprimaient plus intelligiblement que les autres, le bombardèrent de questions sur Ni-moya et différentes cités de Zimroel ; quand il leur apprit qu’il venait en réalité du Mont du Château et n’avait passé que peu de temps à Ni-moya, ils redoublèrent de curiosité, lui demandèrent s’il était vrai que le château du Coronal comptait quarante mille pièces, voulurent savoir quel genre d’homme était lord Ambinole et si Harpirias avait lui-même vécu dans un palais grandiose, avec une armée de domestiques. Après quoi, ils l’interrogèrent sur l’aîné des monarques, le Pontife Taghin Gawad, encore plus mystérieux à leurs yeux, puisqu’il ne quittait jamais sa résidence impériale, dans le Labyrinthe d’Alhanroel. Existait-il vraiment ou n’était-ce qu’un personnage mythique ? S’il existait, pourquoi n’avait-il pas choisi son propre fils comme Coronal, plutôt qu’Ambinole à qui ne l’unissait aucun lien de parenté ? Et pour quelle raison y avait-il deux monarques sur la planète, un vieux et un plus jeune ?

Un peuple simple, assurément. Habitué à une vie rude, mais pas totalement ignorant des commodités de la cité. La plupart s’étaient rendus, en plusieurs occasions, dans les régions civilisées de Zimroel ; quelques-uns, semblait-il, avaient même vécu pendant des périodes plus ou moins longues dans l’une ou l’autre de ces cités. Ils les avaient simplement rejetées ; ils préféraient vivre dans leurs montagnes. Mais ils ne s’étaient pas entièrement coupés de la planète géante dont ils habitaient la pointe septentrionale. Des êtres simples, aux manières frustes, peut-être, mais pas des sauvages, loin de là.

— De vrais sauvages, vous en verrez bientôt, annonça Korinaam. Attendez que nous arrivions au pays des Othinor.

5

Harpirias savoura ce soir-là des brochettes d’une viande grillée qui lui était inconnue et vida chope sur chope d’une âcre bière, verte et légère, dont l’effet ne se fit pas sentir tout de suite. Le soleil resta suspendu bien avant dans la nuit au-dessus des crêtes des montagnes les plus proches et, même après qu’il eut disparu, le ciel demeura étrangement clair. Harpirias dormit dans son flotteur, d’un sommeil troublé et agité, entrecoupé de rêves fragmentaires et de longs moments d’insomnie, et se réveilla avec un goût aigre dans la bouche et des élancements dans la tête, comme il était à prévoir.

Dans la matinée, le convoi reprit sa route vers le nord et poursuivit la traversée du plateau. L’air était vif et limpide, aucun signe n’annonçait une nouvelle tempête de neige. Mais, d’heure en heure, le plateau était plus désolé. Kilomètre après kilomètre, le terrain s’élevait, modérément certes, mais d’une manière perceptible, si bien qu’Harpirias, en se retournant, distingua, loin en contrebas, la route qu’ils avaient suivie.

À cette altitude, l’air était froid, même en plein midi, et il n’y avait plus d’arbres, presque plus de végétation d’aucune sorte, rien que de rares buissons, de petite taille, très peu feuillus, et des touffes d’herbe éparses.

Le paysage consistait essentiellement en collines dénudées, couvertes de vieilles croûtes grisâtres de glace, sur lesquelles la fine couche de neige poudreuse déposée par la tempête de la veille ne fondait presque pas. Au loin, montant des feux de camp des hommes des Marches, de sombres panaches de fumée se détachaient de-ci de-là sur le fond du ciel. Mais ils ne rencontrèrent aucun autre groupe de montagnards.

Ils arrivèrent enfin au pied de la montagne triangulaire qui se dressait devant eux depuis le passage du dernier col : Élminan, tel était son nom, la Sœur Inébranlable. Ils prirent conscience de sa véritable taille : de près, on eût dit une muraille insurmontable, emplissant le ciel d’une question qui n’avait pas de réponse.

— Pas moyen de passer, déclara Korinaam. Il est possible d’escalader cette face, mais on ne peut redescendre de l’autre côté. La seule solution est de faire le tour.

C’est ce qu’ils firent : un trajet de plusieurs jours, sur un terrain bosselé, accidenté, rendu difficilement praticable par des langues de glace s’étirant sur plusieurs kilomètres et dures comme du fer.

Dans cette région, des bêtes sauvages et affamées rôdaient en toute liberté. Un matin, une bande de dix à douze animaux à l’arrière-train puissant, plus grands que des Skandars, s’approcha avec indolence des flotteurs et commença à les secouer vigoureusement, comme pour les faire basculer et les ouvrir par-dessous. Harpirias en entendit un frapper à coups répétés, avec la force d’un marteau géant, sur le toit de son véhicule.

— Des khulpoins, annonça Korinaam. Très déplaisants.

Harpirias saisit son lanceur d’énergie.

— Si je tire un coup en guise d’avertissement, peut-être cela les fera-t-il fuir ?