TONINO BENACQUISTA
Les morsures de l’aube
Pour Jean-Marc et Jean-Marc.
1
— Où on va dormir ?
— Je ne sais pas.
— J’ai faim.
— T’es pénible, Antoine.
En me penchant jusqu’à la taille contre la pierre de la fontaine, j’ai cherché mon visage tartiné de mousse dans le miroir de l’eau. Puis j’ai brouillé mon reflet en rinçant le rasoir. Mister Laurence, allongé sur un banc, préfère s’éventer avec son bouquin sur le protocole diplomatique plutôt que répondre à mes questions.
— On prend le soleil dans le jardin des Tuileries et la nuit à venir s’annonce plutôt bien. Alors pourquoi tu nous empoisonnes la vie au lieu de regarder les filles qui bronzent ? Ça fait longtemps qu’on l’attend, ce mois de juin, Antoine.
Quand j’ai fini de lisser la joue gauche, je plonge la tête dans le bassin et me frotte le visage en maudissant les gens éternellement glabres, comme Mister Laurence.
Si j’avais quarante francs à perdre je le planterais là, lui et son indolence, son goût insupportable pour la douceur des éléments, son abandon lascif au temps qui passe. Et j’irais me réfugier dans un cinéma. Après ça je me sentirais gonflé à bloc, prêt à affronter la soirée et ce qu’elle nous réserve. Mais, quarante francs, c’est deux sandwichs merguez-frites. Trois heures à la terrasse d’un café. Le tiers d’une chambre à l’hôtel Gersois du Carreau du Temple. Un taxi de nuit qui nous fait traverser trois arrondissements. Une télécarte de cinquante unités. Un aller simple chez ma sœur à Fontainebleau en cas de déprime. Une lessive pour deux au Lavomatic. Des cigarettes jusqu’à la fin de la semaine. C’est aussi une bombe de mousse et un rasoir jetable.
Que n’ai-je, comme mon acolyte, la ressource de profiter du soleil et de la brise, de la musique d’une pièce d’eau, du charme d’une balade de quartier, de la lecture d’un quotidien oublié sur un banc. Je demande l’heure à de jeunes touristes perdus dans la contemplation de l’Obélisque de la Concorde. Ils me répondent en anglais. Un instant j’ai pensé à tout ce que je pourrais leur montrer de Paris dont on ne parle pas dans les guides. Des panoramas qu’aucun viseur n’a jamais eu en mire, des allées chaudes loin des quartiers chauds, des coins rigolos et sans histoire, des rues quotidiennes auxquelles on peut rêver en exil, des endroits qui ne méritent pas qu’on s’y arrête, des bistrots éternels, des carrefours qui se contredisent et des tronçons de boulevards aux anecdotes futiles.
— Seven P.M.
On vient de passer de l’autre côté de l’hémisphère. Cette zone étrange qu’on appelle le soir et qui commence dès qu’on le désire. À l’heure qu’il est, plus rien ne coûte quarante francs. Ou bien c’est gratuit, ou bien c’est beaucoup trop cher pour qu’on daigne le payer.
— Au boulot, Mister Laurence. Faut qu’on se magne si on veut avoir une chance de caresser la veuve Cliquot.
Il déteste que je l’appelle comme ça mais je trouve que ça colle tellement mieux à son personnage qu’un simple « Bertrand ». Avant de quitter le jardin, il fait un léger détour pour poser la main sur le sein en bronze d’une femme assise de Maillol. Il m’assure qu’une nuit, sans abri, il a sauté les grilles pour se coucher auprès d’elle, la tête sur ses genoux. J’ai toujours refusé de le croire.
Je souris à l’idée que nous sommes mardi. La semaine est encore crue.
— T’as téléphoné à Étienne ? je demande.
— Il était pressé, il m’a demandé où on pouvait se retrouver pour planifier la soirée. On a rendez-vous au Café Moderne dans une demi-heure.
— Au Café Moderne ? Rue Fontaine ? Tu plaisantes ou quoi ?
— C’est le premier endroit qui m’a traversé l’esprit.
— Pour une fois que quelque chose te traverse l’esprit… Tu sais bien qu’on est blacklistés, là-bas, imbécile !
Le gars qui fait la porte du Café Moderne nous déteste. Et ce depuis qu’un soir, alors qu’il venait d’être embauché comme videur, on a essayé de rentrer dans sa boîte en se faisant passer pour des journalistes. J’avais eu une bonne idée : une série de portraits et une enquête sur les gros bras, les physionomistes, et tous ces matafs qui servent de filtre à l’entrée des night-clubs. Le videur, flatté qu’on parle de lui dans le journal, nous avait ouvert grand la porte, jusqu’à ce qu’un crétin de ses amis lui vende la mèche : « T’as laissé entrer ces deux nazes ? Ils se sont foutus de ta gueule, Gérard ! T’es vraiment le dernier à pas les connaître ! » Et depuis, il les a gravées dans la rétine, nos gueules. Surtout la mienne.
Nous descendons la rue Fontaine et nous installons en vis-à-vis du Moderne. L’autre enfoiré est là, sur le trottoir d’en face, vautré sur sa Harley. Il nous a repérés dès notre arrivée. Il se fout de nos gueules et nous montre du doigt à ses deux collègues, au cas où on tenterait une percée pendant qu’il gare sa bécane au coin de la rue. Mister Laurence commande deux demis. C’est pas qu’on aime la bière, mais ce sont les seules bulles qu’on puisse s’offrir en attendant le champagne.
— T’as vu l’accueil ? Qu’est-ce qu’on fait, on attend qu’Étienne sorte ?
— Tu parles, quand il se met à picoler, on n’a plus rien à attendre.
— Regardez-moi ces deux cloportes… dit Gérard qui s’est invité à notre table.
Un bruit de chaîne cliquette dans son dos, son blouson ouvert découvre un tee-shirt marqué : « Je préférerais vendre ma sœur plutôt que rouler en japonaise. » Il a une grosse tête de blond un peu mou, les yeux mi-clos, la peau tavelée vers les tempes. Une incisive cassée en oblique lui fait un sourire de gosse mal élevé. S’il n’avait pas cette carrure de gros bêta dangereux et cette envie instinctive de cogner, je lui donnerais l’ordre de quitter notre table en claquant des doigts. Au lieu de ça, il saisit mon verre et le descend d’un trait.
— J’ai pas encore digéré l’histoire de l’autre fois. Plus jamais vous rentrerez au Moderne, et bientôt vous rentrerez plus nulle part, je vais faire passer le mot.
En feignant la maladresse, Bertrand renverse son demi sur le jean de Gérard.
— Petit enfoiré…
Il veut coller une baffe à mon pote, je me lève d’un bond et traverse la rue. Les deux, surpris, me regardent courir. Je viens de repérer ce petit acteur qui trottine d’un bon pas vers le Moderne. Il y a un mois de ça, on avait traversé la soirée qu’il donnait pour fêter son César du second rôle. Il était tellement soûl qu’il ne nous a même pas demandé ce qu’on foutait là. Nous étions pas mal imbibés aussi, ce qui nous a donné le courage de raconter n’importe quoi sur la couleur de ses rideaux et de ses invités. On a même inventé quelques ragots sur les milieux du cinéma pour le faire rire. Il a sorti ses dernières bouteilles de Mumm. Rond à ce point-là, il n’aurait pas vu d’inconvénients à ce qu’on cuve sur place. Tout devient plus facile après quelques bouteilles à col doré.