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— Quelle adresse donnerait un américain à un taxi pour venir chez nous ?

— Le 5 rue Daunou ?

— Exactement.

— Sank rou doe noo ?

— Bravo. Qu’est-ce que je vous sers ?

Et l’instant suivant est devenu new-yorkais, ma soudaine et agréable solitude, mon verre épais et lourd, rempli d’un liquide épais et lourd, mon regard perdu dans les rangées de bouteilles, face à un serveur en veste blanche à qui on a envie de dire : « Le même, Jimmy. »

Un pan de mur tapissé de billets, un autre de fanions d’équipes de football américain, des diplômes, des photos, des coupures de journaux. La moyenne d’âge aux alentours de quarante. Pour une fois j’ai l’impression d’être au milieu d’adultes. Malgré le brouhaha, une étrange qualité de silence. Quand je pense que les Américains ont annexé l’Europe, que leur manque de culture est devenu le nôtre, qu’ils nous ont fourgué tout leur bric-à-brac absurde, leurs fringues, leur cholestérol, leurs images, leur musique et leurs rêves. Mais tout en oubliant l’essentiel. Le bar.

Pas question de se laisser embobiner par l’oncle Sam pour tous les irréductibles du ballon de rouge et du zinc des tabacs, les adorateurs de l’apéro, les joyeux imprécateurs du pastaga, ceux qui ont décroché le cocotier quand survient l’inespérée tournée du patron. Les Français ont inventé le café mais ils ne sauront jamais ce qu’est un bar et comment on y boit.

Le bar new-yorkais, c’est le tabouret haut perché avec vue sur ce bas monde, et d’où il vaut mieux ne plus descendre. C’est le barman qui sait ne rien voir, celui qui ne déchire pas nerveusement les tickets du tiroir-caisse en attendant le pourboire, mais qui vous offre le quatrième si on se sort bien des précédents, celui qui a compris que plus on offre plus on commande, celui qui ne cherche pas à gagner en glaçons ce qu’il perd en alcool, celui qui sait dire aux turbulents : « je vous l’offre mais c’est le dernier », celui qui vous propose de le suivre chez un collègue dès qu’il aura fermé.

Le bar new-yorkais, c’est le cadre supérieur qui ne croit plus aux charmes du zapping, le chauffeur de taxi qui se repose des dingues en déroute, les femmes de quarante ans qui n’ont ni sexe ni âge, et tout ce beau monde s’effleure les coudes sans faire d’histoires, sans chercher à vendre son malaise, parce qu’après tout : chacun le sien.

Le bar new-yorkais, c’est un distributeur de clopes, des verres qui se laissent peloter sans qu’on puisse les renverser comme ça, un comptoir en bois lisse où peuvent se réconcilier deux équipes de base-ball en enfilade. C’est cette barre en métal qui vous cale du tangage, c’est le billet de vingt dollars qu’on pose devant soi et qui disparaît dès qu’on l’a éclusé. Dans un bar new-yorkais, personne ne vous encourage à entrer, personne ne vous montre la porte. Dans un bar new-yorkais on ne racle pas le fond de ses poches dans l’espoir d’un sursis.

Les bistrotiers parisiens ne comprendront jamais. Étienne est déjà là, seul, et feuillette un journal dans la pose dégingandée du teenager au macdo. Il en a tout l’attirail : les baskets, le jean et le blouson. Je ne l’ai jamais vu autrement, même dans les soirées selects, tenue correcte exigée. Cinquante piges et un mystère. Impossible de savoir s’il comprend un traître mot au Financial Times, s’il a des actions dans la bauxite chilienne ou s’il n’a trouvé que ça pour soigner son ennui. Dès qu’il me voit il froisse nerveusement son canard et le fout en l’air à l’autre bout du bar. Excité.

— C’était des blagues, le coup de ce matin, hein ? Je pense qu’à ça depuis le réveil… C’était des conneries, hein ?

L’endroit ressemble au souvenir que j’en ai. Moquette rouge par terre, atmosphère brune, soft, ambrée couleur bourbon, ce n’est pas New York, ça ressemblerait plutôt à un bar de grand hôtel, on cherche le piano d’ambiance. Soixante balles la consommation ; j’ai encore le réflexe de l’indignation. J’oublie que depuis cette nuit je ne dois plus être préoccupé par la question pécuniaire. Désormais, quand je plonge la main dans le fond d’une poche, au lieu de tomber dans une béance, je ne trouve plus rien qu’un paquet de billets bien gras condamné à être dilapidé pour les besoins du vice. Et rien d’autre.

— Je t’en offre un ? dis-je.

Là, il s’écroule de surprise, la tête contre le rebord du comptoir.

— Pardon ? Répète ça ! Tu vas me rincer ? Toi ?

Pour toute réponse je sors les biftons, en déroule un, hèle le serveur.

— C’était pas des conneries, alors… Deux Jack Daniel’s sans glace.

Le gars en veste blanche nous les sert avec un verre d’eau glacée, comme là-bas. Étienne n’en peut plus, il boit, les bras frémissants, et pas à cause de l’alcool, ni du paquet de fric. Ce qui m’est tombé sur le coin de la gueule tôt ce matin provoque chez lui un sentiment très lointain de la compassion. Comme s’il n’avait pas été contre l’idée que ça tombe sur la sienne. Va comprendre comment il fonctionne… Va savoir ce qu’il a vécu, il y a longtemps, avant de retomber en adolescence.

— T’as aucune idée d’où ils ont pu fourrer Mister Laurence ?

— Même si je savais, ça ne servirait à rien. Le bonhomme qu’on a vu cette nuit est un dangereux. Pire que ce fou en veste jaune qu’on regardait danser dans son pantalon de cycliste, au Palace.

— Si c’est pire que le fou en veste jaune, c’est grave.

— Si t’avais vu les yeux de ce dingue. Quand un mec a ça dans l’œil, on imagine une O.P.A., un siège, des bombes, et attendre qu’il se suicide dans son bunker. Pour ça t’as raison, je ne me vois pas raconter l’entrevue à un flic. Moi, chômeur, en train de m’attaquer à une multinationale qui n’existe pas.

Temps mort, où j’ai allumé une clope, toisé un vieux couple chic qui se tient par la main. Un touriste entre, et se fait refouler immédiatement, en anglais, parce qu’il est en short. J’ai eu un petit pincement au cœur en imaginant la réaction de Bertrand à la place du touriste : à mille contre un, il aurait enlevé le short et se serait installé au bar en slip.

— Ils ont Bertrand. J’ai quarante-huit heures. Ensuite on inverse les punitions. Son Jordan, il doit pas être bien dur à pister, j’ai qu’à téléphoner à tous nos rabatteurs, les traînards, rien qu’entre Jean-Marc, toi et moi, on peut en toucher la moitié, en deux soirs.

En disant ça j’ai senti le top chrono s’enclencher ; moins trente-six heures avant de me livrer comme un paquet aux bons soins de mes séquestreurs. Notre Paris n’est pas si grand, il se résume en quinze ou vingt points clés, la plupart dans trois ou quatre quartiers bien précis. C’est le Paris de Jordan qui reste un mystère, je connais déjà quelques carrefours où l’on peut se croiser passé minuit, mais les autres ? Avec mes soirées de grappillage, mes vernissages et mes boîtes à la mode, je ne suis qu’un amateur n’ayant aucune idée de ce qu’est le vrai luxe et la vraie fête. Jordan peut avoir des habitudes partout, dans des cercles chics que je ne connais pas, des lieux occultes de l’Argentry Internationale, des clubs où l’on se fait parrainer par des émirs, des endroits surtout pas publics dont même les fêtards impénitents n’ont jamais entendu parler, je peux imaginer n’importe quoi : des boîtes à partouze, une secte des adorateurs du Bloody Mary, des fêtes en charter avec aller-retour aux Bahamas. Ça existe.