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Des gens arrivent, s’installent au comptoir. Étienne me dit qu’il faut se dépêcher avant que le serveur ne soit trop occupé pour bavarder. Celui qui nous importe cesse d’agiter un shaker, en verse le liquide couleur pisse aigre dans un verre, et les dernières gouttes viennent humecter la bague de sel qui entoure les bords. Margarita. Tequila, jus de citron, sel, et brûlure d’estomac si on en boit deux de suite. Trois, et on se dit que l’ulcère s’est enfin décidé à percer. Étienne lui fait signe.

— Dites, c’est bien vous, le spécialiste du Bloody Mary ?

Pas le temps d’une seconde phrase, banzaï, une pirouette de shaker, une talonnade dans le frigo, fioles qui valdinguent et double salto du jus de tomate avec délestage en vol dans un verre triangulaire. Étienne a beau secouer la main, la chose est déjà sous ses yeux.

— J’ai pas vu passer la vodka, dis-je.

Il goûte et repose le verre avec une petite grimace.

— Y en a.

Le serveur, un petit bonhomme à la moustache autoritaire, attend ma réaction. Si ce gars nous parle de Jordan comme il prépare les cocktails, va falloir prendre des notes. Je goûte, plus pour engager la conversation.

— Excellent… C’est pas celui qu’on trouve à la buvette.

— Vous plaisantez ? Ce cocktail a été inventé ici, peut-être là où vous êtes assis, en 1921. Worcester sauce, sel, poivre, tabasco, vodka, tomate, et jus de citron, indispensable, pour que le piquant vienne après l’aigre.

Dommage que je n’aime pas ça. Mais je comprends mieux pourquoi Jordan est un habitué. Étienne repart à la charge, lui retient le bras, parle lentement, je n’entends rien mais suppose un rapide descriptif de notre gars. Le loufiat fait semblant de chercher une seconde, secoue la tête et plonge les mains sous un robinet.

— Qu’est-ce que je fais ? J’insiste ?

— Tu parles… Un zombie qui boit du Bloody Mary et qui donne des leçons de shaker à un spécialiste, ou on ne connaît que lui, ou on ne l’a jamais vu. Dis, Étienne… tu sais manier les grosses coupures, les faire renifler de loin avec l’air de dire « on peut s’arranger, gourmand » ? Parce que moi, j’ai jamais fait ça et j’ai peur de passer pour un con.

Je sors cinq cents balles de ma poche. C’est là que, contre toute attente, Étienne, le plus sérieusement du monde, me prend le billet au niveau des tabourets, et me dit :

— Ça je sais faire.

Il pose le billet sur le comptoir avec le bout des doigts dessus, rappelle le gars. Qui ne voit que le coin écorné du Pascal.

— Jordan dit que vous faites les meilleurs Bloody Mary de Paris.

Il hésite, tergiverse une seconde et rafraîchit une coupe de champagne en y faisant tournoyer des glaçons.

— Votre gars est venu me tester, un soir. Il avait vu ma photo dans un magazine où j’expliquais ma méthode. Il a goûté sans broncher. Et depuis, il revient. C’est un habitué sans habitudes. Des fois à l’ouverture, des fois tard, il n’a pas de règle.

— Toujours seul ?

— La plupart du temps. Une fois je l’ai vu avec une dame. Je m’en souviens parce que je me suis fait la réflexion qu’ils étaient bien assortis, tous les deux, question allure générale. Un beau couple. Surtout elle.

— Belle ?

— Oui. On aimerait dire autre chose, mais à part « belle », je vois pas. Faut dire qu’elle avait un genre. Ah çà !

— Un genre ?

— Bah… oui… Je sais pas comment dire… un genre…

— Le genre qui croise et qui décroise ? je demande.

— … Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Le genre pute, quoi.

Le gars se redresse en haussant les épaules, Étienne lui laisse le billet puis donne un coup de pied dans mon tabouret.

— Gardez la monnaie.

Le serveur part encaisser.

— Tu te fous de ma gueule ou quoi ? Y avait qu’à le laisser venir tout doux, imbécile. Envoie un autre bifton.

Plié en quatre, entre deux doigts, en direction du gars. Qui s’approche doucement, malgré tout.

— On avait oublié le pourboire. Cette fille, elle avait un prénom ?

— Non. Mais pour répondre à votre copain, elle n’avait pas du tout l’air d’une pute.

— Il a déjà payé par chèque ? Carte bleue ?

— Que du liquide. On ne prend pas la carte bleue.

— O.K. ! On vous remercie, dit-il en faisant glisser le billet dans sa main.

Je me suis levé en léchant les dernières gouttes de bourbon, et j’ai passé la porte western, sans Étienne, qui parlait encore au type avant de me rejoindre dehors.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Le principal. Qu’on avait encore des pourboires dans le genre s’il avait la bonne idée de nous appeler en voyant radiner Jordan.

— Mais nous appeler où ?

— Devine, banane. Au 1001 Nuits, et Jean-Marc saura bien se démerder pour faire suivre. Sur ce, je me casse, on se partage le territoire, je file vers la rue Fontaine, toi tu fais ce que tu veux, j’appellerai Jean-Marc vers deux heures, fais-en autant si t’as quelque chose.

J’ai envie de lui demander où il a appris tout ce sketch. Mais ce n’est pas encore le bon soir. Avant de me planter là, il tend la main, bien plate, paume en l’air. J’hésite à comprendre.

— Trois, dit-il en remontant le col de son blouson.

En laissant échapper un soupir, je sors trois billets de cinq cents balles. C’est dans le besoin qu’on reconnaît ses potes.

* * *

Moi, je descends la rue Réaumur pour rejoindre les Halles. Et Bertrand, il est où ? Par habitude, j’ai pensé à notre boîte aux lettres, place des Vosges. J’avais inventé ce truc au cas où on se perdrait au hasard de nos dérives personnelles. N’ayant ni l’un ni l’autre aucun vrai point de ralliement dans Paris, on se laissait des billets au creux d’un panneau de sens interdit, du type : « café de la mairie, 17 heures, jeudi ». Un système efficace jusqu’à ce qu’on connaisse Jean-Marc et le 1001.

Mais ce soir, tout ceci est de l’ordre de la nostalgie. Déjà. Je ne peux pas m’empêcher de me faire le film : une séquestration humide. Bertrand reçoit un coup de botte chaque fois qu’il insulte un geôlier. Il dispute un croûton de pain à un rat qui a une meilleure liberté de mouvement. Pourtant, la seule chose dont je sois sûr à propos du séquestreur, c’est qu’il n’a pas menti une seule fois la nuit dernière. Tout ce que je dis est vrai mais je ne dis pas tout.

Les Halles. Jean-Marc a passé quelques coups de fil à ses collègues, les physionomistes. L’un d’entre eux a remis Jordan tout de suite. J’ai quand même une chance dans mon malheur, j’aurais pu pister un petit châtain buvant de la bière dans un verre à bière, en portant le récipient à ses lèvres, et en l’inclinant afin d’en avaler quelques gorgées. Autre chance, j’ai un contact sérieux avec les physionomistes. Qu’est-ce qu’on peut rêver de mieux ?

J’aime bien ces gars-là, je les préfère aux videurs. Le physionomiste n’a pas à faire le gros dos ni à fréquenter les dojos. Le physionomiste est payé pour son regard, son flair et sa mémoire. C’est lui qui détermine les quotas d’entrée et crée ainsi l’étiquette de la boîte. Il fait le tri dans les classes sociales, les ethnies, les célibataires, et les quatre ou cinq sexes qui font le genre humain. Il pourra aussi bien laisser un cadre à la porte, malgré son pognon, mais faire entrer un zigoto avec une superbe fille à son bras. Il va admettre trois blacks sans le sou et laisser dehors un acteur qui monte si celui-ci a la fâcheuse habitude de se poudrer dans les toilettes. Il a mémorisé toutes les silhouettes qui sont à l’intérieur et toutes celles qui sont interdites de séjour. Un soir, Jean-Marc a essayé de m’expliquer le cocktail idéal : 40 % de gens qui consomment régulièrement, 10 % de filles qui arrivent en bande, 20 % de toutes les ethnies possibles, 10 % de danseuses et danseurs acharnés, 10 % de têtes connues, et parmi elles, la jet-set, mais aussi les noctambules patentés, les traînards comme nous, parce qu’ils font partie du décor. Et 10 % d’inclassables. Il y en a. Bertrand et moi, au début, on est souvent restés sur le pas de la porte en criant à l’injustice et à l’arbitraire. Deux célibataires qui fouillent leurs fonds de poches, c’est tout ce qu’il faut virer sur le champ. L’entrée en boîte peut tenir du privilège, de la loterie, mais rarement de la compassion du physionomiste.