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Au cœur des Halles, pas loin du Forum, la rue des Lombards. Autant commencer par celle-là, vu qu’il y a une demi-douzaine d’endroits où l’on sert des Bloody Mary. À commencer par le Banana où Grosjacot est serveur. On avait fait sa connaissance le soir d’une fête où un magazine de mode avait loué l’endroit pour lancer le numéro 0. Au rez-de-chaussée, un restaurant, des photos d’Elvis et de Robert Mitchum, des cheese-burgers à la carte, des onions rings, et toutes ces tex-mexicaneries, tapas cent balles, qui font semblant de ne plus être des plats de pauvres. En bas, du rock. C’est le son des p’tits gars qui répètent I can’t get no dans leur garage en attendant de signer un label. J’aperçois Grosjacot, les bras chargés de tacos et de chips au maïs qui menacent de lui échapper quand il me voit.

— Tu tombes bien, j’suis dans la merde, Antoine…

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’en peux plus, j’suis à la recherche d’un mec blafard qui boit du Bloody Mary.

— Laisse tomber, je sais que Jean-Marc t’a appelé ce matin. T’as de l’humour, Grosjacot, c’est ce qui te sauve.

— Grosjacot est mort, à force de servir de la bouffe grasse sans air conditionné, il a maigri de dix kilos, Grosjacot. Appelez-moi Joe Gracos.

— Jordan, tu connais ?

— Non. Mais si t’as faim, je peux te servir un chili qu’un client a pas terminé. C’est gratuit. T’aimes bien les trucs gratuits. Y’a même de quoi partager avec Mister Laurence.

— J’ai pas le temps d’écouter tes conneries.

Un vieux rock nous parvient d’outre-tombe, de la cave, les mômes s’essayent à un morceau des Stones en faisant rapidement l’impasse sur le solo de guitare.

— J’en ai parlé à un pote du Magnétic, au 4 de la rue, Jean-Marc a confirmé. Va faire un tour. Demande Benoît. Je te garde les haricots sous le coude, je peux même te faire un doggy-bag pour la route.

Au Magnétic, le dénommé Benoît n’est pas encore arrivé. Je file au Baiser Salé, où je ne connais personne, où personne ne connaît Jordan. Le Pil’s Tavern, rien que de la bière et des tables en bois, je n’ai rien osé demander, Jordan ne doit même pas soupçonner l’existence d’un tel agglomérat de tatouages et de Guinness. Trois ou quatre cocktail bars en enfilade, tous sans saveur et sans style, sans imagination et sans succès. C’est là où l’on emmène un premier rendez-vous, persuadé que les filles n’aiment que les cocktails de fruits et que les voyous détestent ça. Ensuite j’ai jeté un œil sur deux ou trois restaurants, au Front Page, au Mother’s Earth, au Pacific Palissades. C’est au troisième que j’ai réalisé à quel point je faisais fausse route, que Jordan avait bien autre chose à foutre qu’à chercher à se nourrir, et que la base de mon sablier commençait à s’alourdir. Pour faire un break, j’ai bu, au Magnétic, en attendant Benoît. Un jeune saxo de trente berges qui jam avec deux potes, trois fois par semaine. Bertrand et moi, on ne court pas après le jazz. Les morceaux sont interminables, les verres coûtent cher, on voit peu de filles, et on sent en général une espèce de religiosité qui me pèse un peu. J’ai attendu la fin du set, au moment où il faisait la quête avec sa panière en osier au milieu des clients. Pas besoin de détailler Jordan longtemps.

— Il m’a laissé un souvenir extrêmement net. Vous voulez voir ?

Il a fait glisser le col de son tee-shirt jusqu’à l’épaule. Une cicatrice presque effacée, mais où l’ovale des mâchoires se dessinait encore. J’ai effleuré, du bout des doigts. Car voir ne me suffisait pas.

— Il a eu la clavicule, mais je crois bien que cette ordure visait la carotide. Il était avec une gonzesse, le genre poufiasse blasée qui fait la gueule, le genre qu’a tout vu à trente balais et qui pense que le monde n’est qu’un ramassis de merde dont tu fais forcément partie.

— Belle fille ?

— Vulgaire. Elle avait tout l’attirail, le tailleur noir, le porte-jarretelles qu’on repère sous la fente de la jupe, les talons aiguilles, le maquillage, tout. Une caricature de femme fatale, en gros. Ça tenait plus de la panoplie qu’autre chose. Et son jaloux avait l’air d’aimer ça. Des pervers bas de gamme. Cet enfoiré a vidé son Bloody Mary dans mon biniou, un Selmer t’imagines ? Je lui retourne une baffe, et c’est là qu’il a voulu m’arracher la gorge avec ses dents. Si t’as la chance de retrouver ce cinglé, tu te mets une minerve, tu commences à lui casser la gueule et j’arrive vers la fin pour l’achever à coups de santiag.

— On peut savoir pourquoi il vous a agressé ?

— Bah ! une connerie, comme d’habitude. Je passais avec mon panier, la fille lui embrassait la main, une honte, et j’ai ricané.

— Et c’est là qu’il vous a mordu ?

— Non, il a mis un billet de cent balles dans le panier en disant qu’il en rajouterait un de mieux si j’arrêtais de faire du bruit en soufflant dans mon tuyau. J’ai dit que des réflexions comme ça il pouvait les garder pour sa radasse. Et ça a merdé juste après.

Le patron l’a appelé pour le second set, il a juste eu le temps de me raconter la fin de sa morsure, la tétanie générale, son épaule qui pisse le sang, et Jordan qui part avec la fille sans qu’aucun individu présent ne s’avise de le retenir.

En sortant, je me suis passé la main dans le cou. Minuit et demi. La rue des Lombards turbine à fond, avec les prototypes bien définis des zonards de tous bords, les marqués, les griffés, les relookés. Je croise le modèle courant, la trentaine, tee-shirt et jean noir, avec quelques variantes, anneau discret à l’oreille ou queue de rat derrière la nuque, blouson Perfecto, boots en cuir patiné. Ceux qui s’embrassent en pure amitié virile et s’entrechoquent les lunettes noires. J’ai l’impression qu’ils sont des milliers comme ça, sévissant dans tous les secteurs, c’est le gros de la troupe, l’anonyme de base, couleur nuit d’été. Je n’ai que vingt-cinq ans mais j’arrive pourtant à passer en revue tout l’historique d’un des mythes vestimentaires de cette jeunesse fin de siècle : le sacro-saint blouson Perfecto. Noir, épais, clouté, zippé en diagonale. Et ça me fait de la peine de voir ce qu’il est devenu. Elle est loin l’époque où le blouson noir était synonyme de voyou, où les motards faisaient peur, où l’on divorçait du corps social rien qu’en osant porter l’écorce squameuse du rebelle. Aujourd’hui c’est le tout-venant, même pas nostalgique, qui se l’offre et se l’exhibe, persuadé de faire partie de l’autre bord. Bientôt les douairières du XVIe, bientôt le modèle Dior. Même les vrais durs hésitent à les taxer dans le métro, quand c’est eux qu’on a bel et bien dépossédés de leur dernier oripeau.

Il y a bien quelques polos pastel à cette terrasse de pizzeria, à l’angle. Il faut bien se persuader que c’est l’été, même la nuit, quitte à frissonner des bras. Mister Laurence n’aime pas que j’épingle les gens sur leur tenue, que je catégorise, que je catalogue. N’empêche qu’un soir on s’est bel et bien fait traiter de « New-wave cools tendance Blake et Mortimer » dans une fête de couturier branché.