Mister Laurence n’existe plus puisqu’il est hors de ma vue. Comment va-t-il se débrouiller, lui, dehors, à ma place, avec du fric en poche et l’épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je me fais beaucoup plus confiance qu’à lui pour jouer les fouineurs. Lui, c’est un roublard, un faiseur, un grandiloquent, le mec qu’est pas né le bon siècle, il aurait été un formidable marquis libertin qui pérore aux festins des pavillons de chasse. Une espèce de Chateaubriand pénétré de nostalgie au bord d’une falaise, avec une brise lui rabattant les cheveux sur les yeux. Ou même un thermidorien qui réclamerait des têtes comme on commande à boire. Et c’est bien ce sens inné de l’esbroufe qui nous sauve la mise et nous ouvre parfois les portes. Mais le sens pratique, l’intuition, le réflexe analytique : zéro. Nul. Il est incapable de faire le rapprochement entre un pansement et un mouchoir, un tueur à gages et un étui à violon, une plaque d’eczéma et une huître un mois sans R. Sans parler du pire : sa faculté d’oublier sur-le-champ ce qu’on lui explique. Pour ça, je le hais. Combien de soirées ratées pour avoir oublié ce qu’il a noté dans le carnet, et oublié le carnet, et oublié l’endroit où il l’a laissé.
« J’ai une mémoire de brocante », il aime à dire.
— Alors, ce chili, tu le veux ou pas ?
Grosjacot, essoufflé, qui m’a sûrement pisté dans tout le coin. Au point où j’en suis, autant avaler quelque chose pour me lester l’estomac. Qui sait encore ce que la nuit me réserve de clopes à jeun et d’alcool aigre.
— Tu crois quand même pas que je me suis piqué une suée pour te servir la bouffe ? Jean-Marc a laissé un message, il a entendu parler de ton gars comme quoi il traînait dans un rade de la rue Tiquetonne. À pinces, t’y es en dix minutes. C’est le H.L.M.
— J’imagine, y en a pas d’autres. Comment il a su ça ?
— Un client du 1001 qui vient de lui dire. Sympa, le chinois, de penser à toi.
Je savais bien que le Paris des licences IV n’avait pas de secret pour moi. Je commence à me demander si le vieux fou qui tient Bertrand sous clé n’avait pas raison de miser sur un paumé dans mon genre. Rue Tiquetonne, un jet de pierre, remonter les Halles par la rue Saint-Denis et tourner à Réaumur. Je plante là Grosjacot et file droit devant, je bouscule un mec qui m’engueule et traverse un parterre de clodos, place des Saints-Innocents. L’un d’eux s’amuse avec un gros rat, un vrai, vivant, qui tente de sortir d’un verre vide MacDonald en carton. Malgré la furia, je ne peux m’empêcher de penser, en les croisant, à mon devenir. Je traverse la rue Turbigo, à droite j’entrevois au loin la foule qui tente de rentrer aux Bains-Douches. Il faudra que j’y passe aussi, j’aurais dû y penser plus tôt. Au lieu de traîner en attendant le saxo, j’aurais pu me souvenir qu’on y connaît Jordan, c’est même la seule bonne chose que m’ait rapportée ce mec. Pas le temps. Je fonce rue Tiquetonne, le H.L.M. a une enseigne en carton-pâte qui clignote comme à la foire du Trône. À l’intérieur, un bordel d’individus, tous mâles, hormis une ou deux putes qui font un break et deux punkettes hilares, un nuage de fumée qui pique les yeux, un comptoir en cuivre, des centaines d’affiches collées aux murs et au plafond, indiscernables dans l’anarchie des strates et des époques. Du papier alu qui cache la crasse ou qui fait joli, au choix. Bien à l’aplomb au-dessus du bar, un détail annonce la couleur sur le style du rade : une grosse pendule où la moitié des chiffres du cadran a été grattée. On ne lit que les heures qui vont de huit à deux. Le reste n’existe pas.
Dans un coin, un gros mec s’envoie un pied de porc sans sauce ni légumes. Je veux bien retourner à l’A.N.P.E. dès demain matin si on me dit que Jordan a fréquenté l’endroit. On m’indique le taulier, un gars étonnamment jeune. Mais déjà bien aguerri, il porte une casquette américaine, la visière rabattue sur la nuque, et un tee-shirt où on lit : « scusate la faccia ». Il sort une piste de 421, son bull-terrier blanc s’agrippe au rebord de l’évier pour boire au robinet. Je commande un demi. Il est en train de s’engueuler avec son partenaire de dés, et j’ai l’impression que tout le monde en profite. À la réflexion, en jetant un œil alentour, tout le monde s’en fout, personne ne les écoute, hormis moi. Le taulier me sert en parlant à son pote.
— Chronopost… tu te fous de ma gueule ? Je viens à peine de terminer le paquet, j’ai pas eu le temps d’y penser avant…
— Ça peut attendre demain…
— Mais c’est ce soir, son anniversaire… T’as qu’à y aller, Pierrot… dit le patron en se marrant.
— Et quoi encore ?… Y a ma zessgon qu’arrive… Demande à Kiki, tu lui files cinquante balles et il te fait le facteur…
Je sors un Pascal pour payer.
— T’as pas plus petit ?
— Non.
— À cette heure-là j’ai plus de monnaie, alors ou t’en bois trente ou tu raques la prochaine fois.
Je laisse la question du pourboire en suspens. Étienne a raison, c’est tout un art de graisser une patte sans risquer de la recevoir sur le coin de la gueule. Mais je ne sais pas attendre non plus, je ne sais pas me fondre dans le cadre, patiemment, façon caméléon. Sans reprendre mon souffle, je lui décris Jordan. Il réfléchit un moment, ôte sa casquette et s’essuie le crâne, totalement rasé, boule de billard, avec des sales cicatrices un peu partout.
— T’es un pote à lui ?
— Ouais. Vous aussi ?
— On peut pas dire. Il passe… Il commande des verres et il les boit pas. On se demande pourquoi il traîne chez moi. Il dit qu’il aime bien l’ambiance. Tant qu’il fout pas la merde, hein…
— Il est passé, ce soir ?
Il regarde sa montre en jetant les dés.
— Y a deux bonnes heures, pas plus.
— Seul ?
Un temps, avant de répondre.
— Oui et non. Il était avec sa femme fatale.
— T’es un flic ou quoi ? me demande le copain.
Je n’ai même pas besoin de répondre.
— Lui, un flic ? Tu fatigues, Pierrot…
— Gardez les cinq cents balles, dis-je en sortant la carte du 1001. Je peux en allonger d’autres si vous le voyez débarquer.
Dès que je dis ça, le taulier me regarde d’un air mauvais. Et me renvoie le Pascal à la figure.
— Tu me prends pour quoi, pauv’ con ?
— Mais je…
— Pauv’ naze…
Silence dans la salle. Les verres de bière s’arrêtent sur le rebord des lèvres et les bouffées de cigarettes dans les gorges. Le taulier gueule à la cantonade, sans violence :
— Et vous, ça vous regarde ?
Un juke-box avec écran vient de se mettre en marche, un vieux tube complètement englué remplit la pièce. Pour un peu on tirerait sur le pianiste. Je suis prêt à sortir avant que ça ne tourne mal, le billet est par terre, je ne sais pas si je dois le ramasser ou le laisser comme une obole, mais ça passerait pour une aumône. Le taulier sort de derrière le bar, j’ai comme l’impression qu’il veut me casser la gueule, il ramasse le billet, me le fourre dans la poche.
— Je sais pas quand il repassera, Jordan.
Les clients ne font plus attention à nous, le centre d’attraction s’est déplacé vers les putes gouailleuses. L’une d’elles reprend, avec l’accent du midi, la variétoche qui grésille dans le scopitone.