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— Je ne suis que le livreur, j’ai dit, en me forçant à sourire.

Un écureuil, c’est gentil. On ne peut pas s’énerver devant un petit rongeur aussi mignon, j’ai pensé. Il a déplacé la bouteille de champagne sur le comptoir. Quand il a vu l’animal, il s’est figé, silencieux, statufié. Les autres aussi, pas longtemps, car j’ai entendu une tempête de rires qui a fait vibrer les murs. J’ai ri aussi. Tout le monde, sauf Fred. C’est là que j’ai compris. Compris que si je lui avais craché à la gueule, j’aurais eu plus de chances de m’en tirer. Que l’écureuil, c’était pire qu’une bombe. L’écureuil, c’était l’insulte suprême. Pas la peine de chercher à connaître le détail. Je me suis maudit d’être tombé dans le panneau. Parasite pigeonné par un écureuil dans un nid de najas. C’est tout ce que je mérite.

Tout le monde s’est arrêté de rire quand il m’a empoigné par le col. J’ai tenté de négocier, dire tout ce qui me passait par la tête, mais j’ai senti que la baffe allait tomber. De sa main libre il a pris l’écureuil et l’a fracassé sur le rebord du comptoir. Un gars, accoudé au bar, m’a dit :

— Tu sais ce qu’on va faire de toi, maintenant ? Et ben, on va t’empailler comme ton rongeur. Et on va te mettre sur une étagère. Parce qu’on n’a pas eu de nouveau trophée depuis le scalp de ton pote du H.L.M.

Mais je n’ai rien entendu de tout ça, j’ai vu la bouteille de champagne à portée de main, et je me suis dit que j’étais incapable de faire ça. Que je n’étais pas assez gonflé. Que j’étais le genre de mec à recevoir des claques et dire merci. Que j’allais vivre un quart d’heure noir. Qu’ils allaient tous s’en donner à cœur joie et me défoncer la gueule. Que le vrai cadeau d’anniversaire qui fait plaisir et qui distrait, c’était moi. Qu’il fallait bien encaisser tout ça en serrant les lèvres. Et j’ai serré les lèvres.

* * *

Au loin, j’ai vu la pointe du Sacré-Cœur, dans la nuit. À bout de souffle j’ai cessé de courir, pour reprendre ma course un instant plus tard. Une bouche de métro, j’ai eu peur qu’ils me coincent sur le quai, j’ai pris la sortie opposée, la nuit, encore, le Sacré-Cœur a disparu. Un coin de rue, un autre, encore un autre, des bagnoles, elles ont pilé à mes genoux. La vraie frousse, c’est quand je me suis retourné. Personne ? Non, personne. J’ai pris le temps d’exploser en pleurs, et les larmes ont contrarié mon souffle. J’ai retrouvé les spasmes bruyants de l’enfance, les plaintes en dents de scie, toutes les montagnes russes qui sortent de la gorge et qui font les gros chagrins. C’est les nerfs, a pensé l’adulte qui revenait à lui. J’ai vu le tesson de bouteille dans ma main. Je n’ai pas su comment le lâcher. Il est resté là, dans l’étau de mon poing, sans que je puisse desserrer la pression. J’ai glissé sur le trottoir, contre la porte vitrée d’un distributeur de pognon, j’ai revu, sans le vouloir, la grimace de ce type quand la bouteille s’est fracassée sur sa tempe, c’est la seule chose qui me revient maintenant, le reste n’a été que de la course, et d’autres bris de verre sur mon passage, dans mon dos, mais je ne suis plus très sûr. Le goulot, posé contre ma cuisse. Envie de me moucher et ne trouve que mes doigts. Un instant j’ai pensé à rentrer dans l’enclave de la banque, m’y cloîtrer, et, s’ils m’y retrouvent, déclencher un signal d’alarme, de l’intérieur.

Ils m’ont perdu. Une nouvelle bouffée de rage m’a tiré d’autres larmes. Mais d’une qualité différente. Il y a toujours un petit plaisir, bien caché au fond des pleurnicheries, et celui-là n’a pas pu se cacher longtemps. En fait, c’était comme une explosion de bonheur et de joie. D’une rive à l’autre de la folie. Bonheur d’avoir pété la gueule de ce mec, d’avoir été celui-là, l’autre, un autre, qui jamais du reste de son existence n’aura le remords d’avoir encaissé sans rien dire. D’avoir vu son amour-propre violé et souillé. Question amour-propre j’ai un gros manque à gagner depuis que je me suis traîné aux pieds de Bertrand.

Pas loin, j’ai vu une cabine téléphonique.

— Content le Fred ?

— …

— J’étais sûr que tu irais… Il l’a pas trop mal pris ?

— À mon avis tu vas avoir droit à la descente d’un certain nombre de jeunes motocyclistes mal intentionnés qui vont faire subir des dégradations à ton commerce. Et j’aurais aimé être là pour voir ça.

Rires, à l’autre bout.

— Comprends-moi, vieux… J’aime pas qu’on fouine dans mon rade, cette leçon vaut bien une mandale. J’avais un cadeau, t’arrives et ça m’en fait deux. Je l’aime bien, le Fred, même s’il est maladroit quand il manie la tondeuse, c’était sympa de lui offrir une petite tronche à tartiner pour son anniv’. Et t’inquiète pas, va, lui et moi, on a un deal, c’est pas ça qui va déclencher la guerre. Pas tout de suite. Au fait, tu sais pourquoi on l’appelle l’écureuil dans tout Paris ?

— M’en fous. Je veux l’adresse.

— T’as raison, vieux. Tu l’as méritée. À l’heure qu’il est, ton albinos il traînerait vers ce rade… Un nom à la con, j’oublie toujours… Un truc de chébran… Comment il s’appelle, Pierrot ?

S’il ne me dit rien, je prends le premier taxi pour l’égorger avec le tesson.

— … Le quoi ? Ah oui ! Le Café Moderne. C’est rue Fontaine.

Clic.

J’ai mis quelques secondes à réaliser qu’hier encore, là-bas, j’ai clairement entendu un type évaluer les avantages et les inconvénients à me voir mort.

* * *

Putain de rue Fontaine. Connerie de Pigalle. Il y a le Pigalle des touristes, Gay Paris, Hot Boulevards, live shows minables et travelos junkies, retour au car avant minuit. Et il y a le nôtre. Martial’s, Folies Pigalles, Mikado, Nouvelle Ève, Loco, Moon, Bus. Et cette putain de rue Fontaine. Quoi qu’on fasse on est bien obligés de passer par elle, c’est comme le Sommier pour les flics. Tous ceux qui font les nuits de Paris y vont forcément à un moment ou un autre, pour retrouver sa bande, pour planifier la soirée devant une tequila, pour se descendre le steak tartare de l’aube. J’ai l’impression d’être un yoyo dont le bout de la ficelle est noué vers la place Blanche.

Au loin, les bras croisés, assis d’une fesse sur le capot d’une bagnole rose : Gérard. Ce mec-là n’a pas vu la lumière du jour depuis des années. Couché à huit heures du mat’, réveil à quatorze, deux heures de full contact, un ou deux bars pour serrer la main à des potes, et au boulot. D’ici peu il aura un teint d’endive, des lunettes noires pour prendre un café en terrasse, un métabolisme en jet-lag permanent, et des nunchakus coincés dans sa ceinture pour lui servir de tuteur. Ça compte aussi pour moi, mon horloge interne est aussi bousillée que la sienne. Le vieux fou de ce matin a raison, à force de vivre à contre-courant on devient un contresens. Le sommeil sur le carrelage d’une piscine n’est pas vraiment réparateur. Les petits fours tous les soirs, c’est pas une vie pour un estomac. Quant au champagne…