Il discute avec deux clients. 3 heures, le rush est passé et on peut se relayer entre collègues, tranquille, jusqu’à la fin de la nuit. Un seul suffit à la porte. Avec la chance que j’ai, il faut que je tombe sur le mauvais.
Qu’est-ce qu’il a dit ? Homicide involontaire, cinq ans, il sort dans trois et c’est le roi sur Paris. Qui osera forcer sa porte, après ? Qui osera lui tenir tête après une telle lettre de noblesse ? Je me demande si c’est la faute à Paris, et à sa nuit, d’avoir créé ce genre de carriériste. Jordan est peut-être là-dedans. Je n’ai qu’à passer la porte. Je le repère, téléphone au vieux. Et on me relâche Bertrand.
Passer la porte.
Lui refaire le coup d’hier ? Attendre qu’une tête connue veuille bien me prendre sous son aile et passer le barrage en faisant un bras d’honneur à Gérard ? Hors de question, d’abord à cause de l’heure tardive et de la fréquentation qui faiblit. Et puis, de toute façon, même avec le Papey il a dit, et il tiendra parole. Autre stratégie, celle de la hyène qui guette la charogne : attendre dehors que Jordan veuille bien sortir. Perdre du temps s’il est déjà parti. Et comment le retenir, dehors ?
Passer la porte. Je ne vois que ça.
Mais, ce soir, avec un argument en main.
Dès qu’il me voit, il écarquille les yeux. Il pense que c’est trop beau pour être vrai. Que je me jette dans la gueule du loup.
— Le cloporte ?… Dis-moi que je rêve…
Stupéfaction. Je ne provoque jamais ça chez personne. Tout à coup j’ai un peu froid. Une appréhension. Quand il dit « tuer », c’est façon de parler. C’est de la blague. On ne peut pas le prendre au sérieux. Comme le reste. Tout ça c’est de la rigolade, la nuit, les gens qu’on y rencontre, la vie que je mène. Et je viens de m’apercevoir qu’en vingt-quatre heures on m’a kidnappé, qu’on a séquestré mon pote, que j’ai convoyé un écureuil, que j’ai fendu le crâne d’un mec, et que je m’amuse à faire le kamikaze avec un gars qui rêverait d’avoir ma mort sur la conscience pour réussir dans la vie.
— Je viens rapport à hier… J’ai fait le con… Je te fais des excuses.
Trouver d’autres conneries à dire. Avoir l’air sincère.
— Tous les deux, on est de la nuit… On se croise… Ça vaut pas le coup de se faire la guerre…
Comment suis-je capable de dire ça quand je serais ravi de voir un caterpillar lui passer dessus à l’instant même.
De ma poche, je sors les deux Pascal soigneusement préparés.
— Ça c’est pour les ennuis que je t’ai causé. Et je t’offre un verre en bas.
Tétanisé, Gérard. Il regarde les deux billets qui flottent dans la paume de sa main. K.-O. debout. Je ne sais plus où poser les yeux, sur les danseurs qui sortent, surpris par l’obscurité et la fraîcheur de la nuit. Sur un taxi qui charge deux splendides créatures qui bâillent. Sur le néon du Korova Bar dont le K vacille. Sur ma chaussure trouée. Il me toise, incrédule. Et, sans dire un mot, les met dans sa poche, ces mille balles.
— Ça, c’est pour le temps que tu m’as fait perdre. La honte, ça sera plus cher. Ça se monnaye pas la honte, c’est hors de prix. T’es mort depuis hier. Tuer un parasite c’est comme un truc d’utilité publique, j’aurai la clémence du jury. Tu peux pas savoir comment on se fait respecter, en taule, quand on tombe pour homicide. J’ai tout ce qu’il faut, une enfance difficile, un avocat qui me connaît mieux que ma mère, et deux ou trois relations haut placées qui ne me refusent rien après des services rendus, à l’époque où je faisais de la protection rapprochée. Et j’ai des témoins plein la cave pour dire que tu l’avais bien cherché. Et je sais mettre les mauvaises baffes, les atémis fatals qu’on reçoit par hasard, les coups malheureux qu’on regrette mais trop tard. C’est plaidable.
— …
— Et ça te tombera sur la gueule au moment où tu t’y attendras le moins. T’as plus qu’à patienter. T’as été choisi.
J’ai traversé la rue, la tête vide, les bras ballants. Tout ça c’est de la blague. Ça me fait gamberger, mais c’est de la blague… C’est pour jouer au dur qu’il dit ça… Il aime foutre la trouille… c’est son métier… Ses menaces, c’est pour rigoler avec les copains… Mais quand même.
Ça fait bizarre d’entendre un mec planifier son séjour en taule. Et si je me cassais, là, à Fontainebleau, chez ma sœur ? C’est moi qui ai insisté pour ne pas être le premier au trou. Bertrand a eu assez de tripes pour me faire confiance. Près des poubelles du haut de la rue Mansart, j’ai cherché un horodateur pour savoir où en était mon compte à rebours. Moins 22 heures.
Mon gros Gérard, t’es trop sûr de toi. J’ai voulu faire la paix mais tu ne veux rien entendre. Eh bien moi, avec mes petits bras et ma petite tête, je vais te faire mal, Gérard. Et je sais comment. Je vais y rentrer, dans cette boîte. Tu paries ?
Je n’ai pas trouvé mon bonheur tout de suite, parce que je l’ai cherché dans le malheur des autres. Ces deux paumés qui avaient chacun une bonne raison, peut-être la même, d’empocher un billet de cinq cents balles. J’ai sans doute cru qu’ils en feraient bon usage. Je les ai racolés sous un échafaudage, accroupis dans des cartons. Je me suis senti l’étoffe du salaud, surtout quand je me suis dit : donne-leur le fric en deux temps, des fois qu’ils se cassent en douce, et adresse-toi au petit rasé, il est moins baraqué mais il a l’air vicieux et en manque. Ensuite ils m’ont suivi du regard quand j’ai frôlé la bécane pour la leur montrer. Hier, déjà, Gérard l’avait garée là. Il la faisait admirer à ses potes.
Une Harley Davidson Electra Glide 1340 noire. Autant dire le rêve doré de tout chevalier du bitume. Le dernier destrier de ces temps modernes et désenchantés. Où qu’on soit sur la planète, quand on roule sur une Harley, on a Babel dans le dos et Babylone droit devant. On l’enfourche comme une walkyrie, on la kicke comme une winchester à pompe, on la caresse comme un mustang. On repère une Harley avant même de la voir, à sa seule musique, une superbe toccata au crescendo divin. Du Bach.
Un instant, j’ai imaginé Gérard recevant un coup de fil, une mère mourante, un frère suicidaire, mais ça ne le ferait même pas bouger de sa porte, cet enfoiré. Qu’ils crèvent, hein ?… Une enfance difficile… c’est bien ça qu’il a dit, hein ? Mes deux paumés arrivent avec des barres à mine trouvées près des échafaudages. Je me suis calé entre deux voitures, à trois cents mètres du spectacle.
Ils ont commencé à s’acharner sur le réservoir, puis les phares, le plus facile, soit, mais ça fait de beaux débris mordorés. Ils sont venus à bout de tout ce qu’on peut marteler, arracher, tordre. Des étincelles, dans les rainures du carbu. J’en ai éprouvé un certain plaisir. Dure à cabosser, la charogne. Elle s’est couchée d’elle-même, un bruit sinistre qui a raclé le trottoir. Des amis haut placés, c’est ça qu’il a dit ? Ils ont planté la barre un peu partout pour s’en servir comme bras de levier, mais ça n’a pas donné grand-chose. Un briquet… Pas facile de défigurer un bloc de fuselages pareil. Il paraît que ce n’est pas si simple de venir à bout d’un corps humain en bonne santé, quand on n’a pas l’habitude. Ça couine, ça réagit, ça sursaute, ça refuse de ployer. Ça peut résister des heures. Il sait mettre les mauvaises baffes, c’est ça qu’il a dit ? Je ne sens rien, mais ça doit puer le cuir brûlé. C’est toujours beau, une Harley, même quand ça agonise. Des gens passent, vite, ils font comme si de rien n’était, perclus de trouille. Encore quelques coups et le bouchon du réservoir finit par céder. C’est l’hémorragie. Et plus ils frappent, plus ça me plaît, pour un peu je vais regretter de ne pas les voir éventrer toute la ferraille, déchirer la robe, lacérer l’armature.