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Haletant, hypnotisé, j’ai vu la flamme fureter vers la rigole d’essence. Le reste s’est passé très vite. Des gens, attirés par la flambée. Moi, loin du drame, attendant qu’on prévienne Gérard, et ça n’a pas tardé. Un instant qui m’a vrillé les tripes : l’hébétude de cet imbécile qui réalise sans oser y croire. L’innocence dans les yeux, la misère du monde qui lui tombe dessus, tout seul, tout petit. Panique. Abandon de poste. Les deux tortionnaires sont venus me réclamer le second billet. L’un d’eux a dit :

— Ça mériterait une rallonge.

— Pourquoi ?

— À cause du décalco.

— Quoi ?

— Le motif en vert et rouge sur le réservoir. Une tête de Naja, la gueule ouverte.

— Et alors ?

— Et alors ça mériterait une rallonge, c’est tout.

Je n’ai pas compris s’il s’agissait d’une simple suggestion et, dans le doute, j’ai sorti un autre billet. Ce n’est pas mon fric. J’ai traversé la rue, sans me presser, droit vers la caissière du Moderne. Elle m’a demandé ce qui se passait dehors. Sans répondre j’ai descendu le petit escalier jusqu’au ventre du volcan.

La gifle des décibels m’a réveillé un vieux mal de dents. Le magma humain, la torpeur immédiate, tout le bordel habituel. La ville dort et ses entrailles bouillonnent. Ce pourquoi je suis venu peut attendre encore deux minutes. Avaler un mescal, avant toute chose, j’en ai besoin. La ville dort, là-haut. Sans se douter.

Entropie absurde. Les bouches qui hurlent, inaudibles, dans les oreilles. Batterie électronique et rythme cardiaque. Les fonds de teint marbrés de sueur, les auréoles béantes des tee-shirts, une forêt de cuisses croisées. Et tout ce qu’on ne voit pas mais qui suinte de partout, les sourires sans réponse, les regards perdus, les vérités essentielles qui commencent à perler, les promesses imbibées, les espoirs du creux de la nuit. Une odeur planante de sécrétions. Les numéros de téléphone qu’on s’échange, solennels, sur un paquet de Marlboro. Et la gamberge. Je connais bien, j’ai gambergé, aussi, longtemps. Combien de fois ai-je cru trouver une issue à toutes ces déroutes. La moitié du public a envie de hurler au sexe, l’autre dégorge sa solitude. La ville dort, là-haut. Et bien, qu’on la laisse, après tout.

Pas de Jordan. Ni au bar de l’entresol, ni en bas. Je ne l’imagine pas dans ce genre de bourrasque humaine. Mais quelque chose me dit que ces deux enfoirés du H.L.M. ne m’ont pas mené en bateau. Gaetano, le dessinateur de B.D. est là, à l’affût des jambes, mais toujours sage. On se frappe la paume des mains, façon rasta. « Mon seul organe sexuel c’est les yeux », il dit. Il ajoute qu’il y a plus de filles aux Bains-Douches. Je le plante là pour ratisser et fouiller le moindre recoin de la boîte, je surnage dans la marée, ma chemise est déjà trempée, je m’adresse à toutes les têtes familières, personne n’a vu Jordan ni rien qui s’en approche. J’ai envie d’en baffer quelques-uns, gueuler plus fort que cette musique de merde, hurler que j’ai du travail, que je les hais, tous ces oisifs qui n’ont rien à foutre ici qu’à se goinfrer d’illusions, de fureur et de bruit qu’ils n’ont pas su trouver ailleurs. Je me maudis moi-même d’avoir été des leurs, d’avoir dormi tant de fois sur ces fauteuils, avec des lunettes noires, la gorge sèche, en attendant la fin de siècle.

— Un mescal, double.

Cent vingt balles qui disparaissent en deux lampées. Je me sens bon pour écluser tout le pognon avant la fin de la nuit. Je n’ai pas de scrupules à avoir, avec ce fric, Bertrand aurait déjà racheté sa chère édition des mémoires de Talleyrand que je l’avais forcé à fourguer dans une vieille librairie de la rue Gay-Lussac. Reliée, illustrée, mais à cause des gravures un peu piquées, on n’en avait tiré que quatre cents balles. J’ai repris un mescal, fermé les yeux pour sentir le liquide me brûler l’œsophage. Tête baissée.

C’est là, en relevant le nez pour affronter le maelström, que j’ai vu la fille. Adossée à un mur de faïence, regardant les danseurs, comme fascinée, envieuse de tant d’énergie et de vibrations des corps. C’est sa maigreur qui m’a intrigué le plus. Ceux qui ont tenté de me la décrire n’en ont pas parlé.

Oui, la panoplie, elle l’a vraiment, on voudrait se déguiser en femme fatale qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Une tenue de combat. Un outrage. En noir des pieds à la tête, avec tout l’attirail fantasmatique de base, sans un iota d’imagination, pas la plus petite touche personnelle, rien, rien qu’une imagerie au ras du trottoir et du tailleur Chanel. Ou alors si, peut-être, ses dessous, qu’elle parvient à cacher. Mais on ne pense pas tout de suite à du Damart. Vulgaire pour l’un, typée pour l’autre, et terriblement bandante pour le reste. Moi, elle me foutrait plutôt la trouille. Tous ceux qui veulent crier qu’ils existent me foutent la trouille. Les gens qui se livrent tout de suite sans prononcer un mot me foutent la trouille. C’est la nuit qui engendre de pareils mutants.

Juste le temps de pivoter vers le barman qui me rendait la monnaie, et elle a disparu. J’ai paniqué. L’ai retrouvée tout près de moi, me frôlant sans savoir. J’ai cru qu’elle demandait un verre, elle a juste mordu dans un zeste de citron que j’ai laissé près de mon mescal. Le contact de sa jambe a électrifié la mienne. Une peur inconnue que je me suis juré de comprendre un jour. Elle s’éloigne à nouveau, je la suis jusqu’à la porte des toilettes des filles.

— Laisse tomber celle-là, me dit Gaetano.

— Pourquoi ?

— C’est une vénéneuse.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Bah… tu me comprends, allez… Elle couche facile, suffit de demander.

— T’as essayé ?

— T’es fou.

Un grande brune lui saute au cou, il s’éloigne.

— Tu veux me la tenir, biquet ? me dit une nana que j’empêche d’entrer aux toilettes.

Pour appuyer mon côté satyre, je risque un œil vers les lavabos et n’y vois que des corps gainés et des visages aux peintures de guerre. Celle que j’attends en ressort. J’ai senti le dos de sa main contre mon ventre mais j’ai dû me tromper. Les filles ne sont pas folles à ce point-là. Les filles ne sont pas folles au point de penser que les garçons sont fous à ce point-là. Elle va s’installer sur un tabouret de bar, sort un tube de rouge à lèvres d’on ne sait où. Je m’approche.

— Sans miroir ? On peut se mettre du rouge à lèvres sans miroir ?

— Un miroir ne me servirait à rien, elle ricane.

— Et pourquoi ?

— Peu importe. J’ai bien vu que vous me regardiez depuis tout à l’heure, et j’ai quelque chose à vous soumettre.

— Ah ?

— Mais je ne sais pas y mettre les formes. C’est mon grand défaut, je ne sais pas comment m’y prendre. On m’a déjà dit que j’étais trop abrupte. C’est sans doute la timidité, je ne sais pas. C’est sans doute un problème de… de formulation, et des gens le prennent mal, ils pensent que c’est de l’indélicatesse, c’est dur à expliquer.

— Ne vous en faites pas. Restez simple, allez-y.

— Je ne sais pas rester simple, ça en devient maladif, vous allez trouver ça bête, mais je ne peux pas parler et penser à ce que je dis en même temps, j’ai l’esprit d’escalier, comme on dit, on m’explique quelque chose, j’essaie de répondre mais je suis bloquée, et c’est le lendemain matin seulement que je me dis : idiote, voilà ce qu’il fallait dire ! Mais c’est trop tard. Il m’arrive souvent de donner des rendez-vous en deux temps, pour y repenser et préparer ce que je vais dire, et je peux vous avouer le pire ? Je vais aux toilettes pour prendre des notes et préparer des réponses que j’apprends par cœur.