Выбрать главу

— Avec moi, pas de problème, soyez spontanée, j’adore ça.

— On couche ?

— …

— Remarquez, il faudrait peut-être qu’on se présente d’abord, je m’appelle Violaine.

— … C’est joli.

— Vous trouvez ? Y a viol et y a haine.

— … J’avais pas pensé… Je…

— Regardez, derrière vous, il y a quelqu’un qui cherche à vous faire un signe…

— … Pardon…?

— Il insiste, allez le voir. Réfléchissez, et revenez me dire oui ou non.

Je regarde par-dessus mon épaule. Étienne ?… Peut-être. Sans doute… Il me fait signe de le rejoindre. Je traverse la salle dans un grand blanc. Plus de son, plus d’image. Juste le bras lointain d’Étienne auquel je me raccroche comme à un phare.

— Qu’est-ce que tu fous, Antoine !

— Hein ?

— J’ai failli pas entrer, le videur est devenu dingue, il est en train de tout péter dehors, il est avec sa bande de bikers. Tu m’écoutes ?

— Ouais.

— T’es bourré ou quoi, bordel !

— Non.

— Tu vas m’expliquer ce qui se passe dans ce putain de rade !

— C’est rien…

La vamp vient de me transmettre sa maladie, ne plus savoir dire les choses comme on voudrait les dire. J’ai beau être assis en face de mon pote, je suis encore avec elle. Et redoute déjà de la perdre.

— J’ai brûlé la moto de Gérard.

— Hein…? Tu te fous de ma gueule ? T’as pété les plombs ou quoi ? T’as pas intérêt à faire le con, mon pote, tu t’es mis dans un sacré merdier avec ton Jordan. J’ai eu des infos sur le bonhomme, c’est un dangereux. Hé !

Les cinq doigts de sa main balaient devant mes yeux.

— Me dis surtout pas que t’as pris de la dope.

— De la dope ?

Mes yeux se sont ouverts grand quand j’ai reçu une baffe.

— Écoute-moi, merde ! J’essaie de te dire que tu cours après un dingue. Il a mordu des gens. Mais vraiment mordu ! Je suis passé au Bleu Nuit, j’ai vu Jean-Louis, le photographe, avec une cicatrice grosse comme ça. Il mord ! Tu piges ?

— … Je sais.

— Hein ? Tu veux que je t’en colle une autre ?

Je me suis retourné pour voir si elle était encore là.

— Qui c’est, celle-là ?

— C’est… C’est la fille qui embrasse la main de Jordan.

— Tu te fous de ma gueule ? Comment tu sais que c’est elle ?

— C’est elle.

— Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Qu’elle voulait coucher avec moi.

Temps mort. Musique. Faudrait que je boive, encore un peu.

— T’es bourré ou quoi ? Tu vas pas te laisser embobiner, hein Antoine ?

— Pourquoi pas ?

— Parce que ça sent mauvais. J’étais avec toi, je voulais te donner un coup de main, mais là…

— Et si elle pouvait me conduire jusqu’à Jordan ?

— Si tu la suis, j’arrête tout.

— Faut que j’y aille, elle va partir. Je vais lui faire cracher où est Jordan, et je le donnerai au vieux, vendredi matin, et je sortirai Bertrand du trou, et j’aurai même pas besoin de le remplacer. Tout ça en quarante-huit heures chrono. T’as mieux ? Alors qu’est-ce que t’as à me faire la morale, à jouer le prophète qui repère le mauvais œil, tout ça parce que t’as vingt piges de plus que tout le monde.

Je n’ai rien regretté de tout ça, même pas les derniers mots. J’ai attendu qu’il réplique, qu’il m’insulte. Il est resté bouche bée, comme sur un coup du lapin, immobile. Je m’en fous. Elle est toujours là, sur son tabouret, elle a l’élégance de ne pas me regarder. J’ai cherché un truc à dire à Étienne. J’ai vu son regard braqué vers les escaliers.

C’est Gérard. Blême. Il me fusille des yeux. Ses deux collègues aussi.

— Je veux pas jouer au vieux con, mais je pense qu’ils attendront que tu sois dehors avant de t’éclater la gueule, fait Étienne.

— Peuvent pas savoir que c’est moi.

Et ça te tombera dessus au moment où tu t’y attendras le moins… Mais je m’y attends tellement que je peux être tranquille. La fille est là, mais plus pour longtemps. Étienne me tape sur la cuisse.

— Le vieux con ne veut pas te donner de conseils, mais tu ne sortiras pas vivant d’ici. Fais ce que tu veux, mais laisse-moi le temps de passer un coup de fil.

J’ai failli dire que je n’avais plus besoin de lui quand j’ai vu Gérard serrer la main d’un mec avec un bandeau de gaze autour de la tête. Gérard ne s’est même pas inquiété de l’état de son crâne, il a mimé celui de sa bécane. C’est Fred.

— Réflexion faite, si t’as une bonne idée, Étienne…

* * *

La musique s’est arrêtée. Le flic n’a pas osé fouiller Violaine mais il s’est rattrapé sur moi. Sur tous les danseurs devenus orphelins par ce silence intempestif et grave. Étienne a disparu. Le patron de la boîte, furieux, joue les indignés devant les deux inspecteurs. Il hurle que jamais il n’a eu de trafic de dope chez lui. Il a même fait installer une caméra dans les chiottes. Les flics lui demandent de se calmer, ils n’ont rien trouvé, pas même une tête fichée. Le boss entamait un speech sur les rumeurs qui coulent un lieu vite fait si on n’y fait pas gaffe, quand Violaine m’a dit, simplement :

— On y va ?

Au beau milieu de la confusion générale, je suis sorti sous le feu nourri des regards de Fred et Gérard. Des yeux incrédules et terrorisés par leur propre violence qui m’ont fusillé sur un coin de trottoir. J’ai encore reçu quelques impacts dans le dos, loin, au bout de la rue Fontaine. Je n’ai pas pu savoir lequel avait le plus de munitions en stock. Bizarrement, ça ne m’a pas inquiété plus que ça. De deux maux j’avais choisi le pire : une bombe qui réduisait à néant toute velléité balistique. Et qui piquait le macadam de ses talons aiguilles.

* * *

Je suis toujours surpris quand je rencontre un sans-abri, comme si j’étais le seul à avoir ce privilège.

Je ne suis pas du clan des desperados du sexe, des baroudeurs. Ma libido n’a pas de quoi écrire ses mémoires. Mais les seuls souvenirs précis que je garde des femmes que j’ai pu connaître se rattachent à leur point d’ancrage, là où elles sont les seules maîtresses à bord. Et j’aime le parfum de la chambre des filles, j’aime les voir faire à la va-vite les quelques gestes quotidiens, j’aime les petites mises en garde et tous les efforts qu’elles font pour se préserver du regard de l’intrus.

Par réflexe, j’ai pensé à la chambre à quatre-vingts francs de l’hôtel Gersois du Carreau du Temple, avec une chaise en Formica et un couvre-lit en laine qu’on se dispute par grand froid, Bertrand et moi. Sans parler de la sonnerie tétanisante qui vous réveille à midi pile pour vider les lieux. De quoi tuer les confidences d’une inconnue. Je lui ai demandé si elle en connaissait un. Elle a répondu que le premier venu ferait l’affaire.

Et tout compte fait, on aurait pu trouver pire. Une moquette fraîche et vieux rose sur les murs de la chambre. Un lit bordé serré. Un mini-bar dont elle a tiré un quart d’eau minérale. Je cherche un truc élégant à dire pour lui signifier d’emblée que je ne coucherai pas avec elle, mais la veste de son tailleur tombe à terre et découvre les taches de rousseur de ses épaules. Tout son corps s’éclaircit, enfin. L’infinie tristesse de ses cernes, la pâleur de ses traits anguleux et cassants. L’embrasser sur les lèvres, et s’entailler le visage. La prendre dans ses bras, et la sentir craquer de partout. Se coucher sur elle, et se réveiller sur un tas de poussière.