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Il ne se souviendra jamais de moi, on était tous complètement beurrés, mais ça coûte quoi d’essayer ? Rien que pour humilier l’autre crétin de Gérard.

L’acteur s’avance droit vers l’entrée, avec à son bras une petite nana que j’ai vu ce fameux soir. Bille en tête, je fais comme s’il me reconnaissait, j’évoque sa fête, il sourit, gêné, sans oser dire qu’il n’a aucun souvenir de moi. J’embraye direct :

— On se retrouve à la fête de la Gaumont ?

— Une fête à la Gaumont ? Ce soir ?

— T’as pas reçu d’invitation ? Remarque, toi t’as pas besoin d’invitation.

— Ça se passe où ? Rue Marbeuf ?

— Non, ils ont loué une salle. J’ai rencart avec un pote qui doit me donner l’adresse exacte. C’est marrant que t’en aies pas entendu parler…

Il ne trouve pas ça marrant du tout.

— Il est où, ton pote ?

— Au Moderne.

Il m’invite à le suivre. Gérard arrive ventre à terre, lui fait une courbette servile et ouvre la porte, mais rétracte le bras, furieux, quand il me voit.

— Il est avec moi, fait l’acteur.

J’entre en savourant une seconde la haine du portier et lui brandis un médius bien droit, sous son nez. Une fois à l’intérieur, musique à fond les amplis. Ou plutôt une espèce de mélasse de synthétiseurs qui se déverse dans l’oreille et se transforme très vite en bouchon de cérumen. Pourtant, l’endroit est plutôt plaisant. Moderne mais plaisant. Ça ressemble à un pont de paquebot avec des murs brillants en tôle ondulée, des hublots pour toute fenêtre, des tables ovales en verre. La star se dirige vers le coin restau’, je lui fais signe qu’on se retrouve dès que j’ai les infos. Je file au bar de l’étage, quinze tables, des colonnes en stuc vert, une musique plus soft pour siroter tranquille, des barmen en combinaison rouge, le mot moderne cousu sur le cœur. J’aperçois une top model d’une scandaleuse beauté, assise avec des jeunes gens de son âge. On croit que ces filles-là se couchent avec les poules et carburent à la Badoit, mais il n’en est rien. Étienne est attablé vers le fond, devant sa fiancée et deux cocktails. Sa cinquantaine passée et son blouson en cuir vieilli ne cadrent pas avec le style de l’établissement. J’ai beau le fréquenter depuis maintenant deux ans, je me pose encore les trois questions : qui est-il, d’où vient-il, et comment fait-il pour dégoter des fiancées pareilles ? Il m’a juré d’y répondre un jour, post mortem.

Je m’assieds, essoufflé, j’en rajoute un peu question chaleur, des fois qu’il ait l’idée de m’offrir un de ces verres géants et bigarrés agrémentés de cerises confites et d’ombrelles.

— Je t’en paierais bien un, mon p’tit Antoine, mais les happy hours viennent pile de se terminer… Passé huit heures, ça double.

Sa fiancée du moment, une belle brune avec une frange sur les yeux, me sourit avec cette rare sincérité qui vous recharge les accus pendant deux bonnes heures.

— Où t’as foutu ton binôme ?

— Mister Laurence ? Je l’ai laissé devant une bière, dehors.

— Vendredi vous m’avez lâché comme des malpropres, lui et toi. C’est un extraterrestre en plastique jaune qui m’a réveillé dans le métro.

— Un nettoyeur de la comatec ?

— Dans l’état où j’étais vous auriez dû me raccompagner… J’ai toujours su que vous étiez des ingrats.

Il oublie de dire que, pété comme un coing, il avait eu la bonne idée de s’accrocher aux aiguilles de l’horloge du Pont Saint-Michel pour nous refaire un gag d’Harold Lloyd. Et comme on est ni des téméraires ni des cinéphiles, on a taillé la route quand la voiture pie s’est approchée.

— On fait quoi, ce soir ? je demande.

Avant de répondre il passe la main dans les cheveux de sa nana.

— Ce soir, rien. Une vidéo tranquille. Marie est fatiguée.

Prévisible. Les pros de la nuit ont chaque soir les mêmes velléités à se coucher tôt. Une sorte de culpabilité qui s’estompe au deuxième verre, et en général il suffit d’approcher les minuit pour voir la bête se réveiller.

— T’as quand même des adresses, pour nous ?

— Vous avez quel âge, Bertrand et toi ?

— Vingt-cinq.

Il soupire à l’idée qu’il a déjà largement vécu nos deux vies. Résigné, il me demande si j’ai un stylo.

* * *

— Toi, dans pas longtemps, je te tuerai.

Je baisse la tête et hausse mollement les épaules, mais Gérard n’a rien vu.

— Le jour où tu oses me refaire une incruste comme ce soir, même si t’es avec le pape, je te tue. JE… TE… TUE.

Ses potes ne se marrent plus du tout.

— Pendant que t’étais dedans, j’ai hésité entre la strangulation aux nunchakus et la boutonnière au Laguiole, mais c’est pas comme ça qu’il faut que je la joue. J’ai trouvé mieux.

Je passe sans demander le détail. Il m’a menacé avec un tel accent de vérité que tout le monde la boucle.

— La taule je connais. Si on me serre, je ferai quoi ? Deux. Trois ans ? Et quand je ressors je suis le roi sur Paris. Le ROI.

Je cherche un chemin entre les biceps, profil bas, mais ces trois salauds-là m’entourent gentiment. Deux doigts sont venus me pincer le lobe de l’oreille pour le tirer dans tous les sens.

— Ça fait quel effet d’être un condamné à mort ?

Le regard au ras du caniveau, je croise les premiers clients qui viennent pour danser, les trois salopards s’éloignent et je rejoins la terrasse où Bertrand attend.

— T’entends ? LE ROI SUR PARIS ! GRÂCE À TOI ! gueule-t-il pour que toute la rue en profite.

Bertrand se contrefout de mon oreille en feu.

— Il t’a donné une adresse, Antoine ?

— Un cocktail au Centre Culturel Suisse, dans le Marais.

Il bondit en l’air, heureux comme un fou.

— Dans un centre culturel ? C’est pas vrai !

Mister Laurence adore aller dans les consulats et les ambassades, des fois qu’on y croise des diplomates à qui il pourrait faire la causette, mais ça foire toujours.

— T’emballe pas, la dernière fois, chez les Suédois, on s’est finis à l’Aquavit. Je hais ça… Et qu’est-ce qu’on a bouffé ? Du smorgasborg ?

— Les Suisses ont des ronds, c’est champagne.

— Tu parles… On va se retrouver devant du Johnny Walker et des cacahuètes. Étienne m’a parlé d’une ouverture de restau, avenue des Ternes, ça peut durer jusqu’à quatre heures du mat’…

— M’en fous, on va chez les Suisses, bordel !

Il s’éloigne, excité, j’ai du mal à le suivre.

— Je tiens le mois de juin pour une preuve éclatante de l’existence de Dieu ! Il l’a créé rien que pour nous ! il dit.

— Le problème, c’est qu’il a aussi créé janvier, et celui-là, c’est contre nous qu’il l’a créé.

* * *

Par la grande baie vitrée du premier étage du centre culturel, je vois des silhouettes se découper dans la lumière et entrechoquer des verres. La bouffe n’est pas loin. Je reconnais que Bertrand a eu raison d’insister. Mais je crains que l’entrée ne se fasse sur invitation.

— Il nous reste des cartes de visite ?

On fouille dans nos poches de veste.

— Il me reste une BUREAU PARALLÈLE Sponsoring. Tu crois que ça peut bluffer une attachée de presse ? T’as pas mieux ?