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J’ai l’esprit d’escalier, elle a dit, tout à l’heure. J’essaie de m’imaginer dans ce lit, demain matin, l’œil entrouvert, cherchant à me souvenir de ce qu’on va dire tout de suite, à l’instant présent, et regrettant de ne pas avoir su la manipuler comme il aurait fallu.

— Il y a une demi-bouteille de champagne, elle dit.

— Ouvrez-la.

Une trêve. Le temps de remplir les verres en Pyrex, de porter un toast aux ténèbres, de laisser glisser les dernières gorgées avant la joute. Je disparais un instant dans la salle de bains, m’assieds sur le rebord de la baignoire, me passe le visage sous l’eau froide. Ne pas oublier le principal, Jordan, Jordan, Jordan. Tout le reste, le champagne, les bas, les taches de rousseur, c’est rien, de toute façon je n’en ai pas envie, son corps n’a même pas d’odeur, elle ne fait rien pour érotiser l’ambiance, et même, je ne lui plais pas, moi ou un autre, j’ai fait l’affaire parce que j’étais là, c’est comme l’hôtel, elle est ailleurs, je le sais.

Elle se tient droite devant le miroir, comme hypnotisée par sa propre image, les yeux écarquillés, rivés dans leur reflet. Je caresse du bout des lèvres le verre qu’elle m’a rempli à ras bord, puis je trinque avec le sien, ça ne la fait même pas ciller, j’ai l’impression d’être un intrus qui dérange un tête à tête d’amour. Jamais je ne me suis contemplé avec une telle ferveur, une telle étrangeté.

— Vous vous trouvez comment ?

Pas de réponse. Brusquement, elle a les yeux des vieux qui ont décroché. Je pose la main sur ses taches de rousseur, elle reprend conscience.

— … Pardon ?

— Je vous demandais si vous vous trouviez belle.

Silence, ponctué d’un trait de champagne.

— Les miroirs ne me servent à rien. Je vous l’ai déjà dit. Je ne me vois pas. J’existe dans votre regard, uniquement.

L’aveu d’un désir ? Qui sait ? J’ai bu, lâchement, pour éviter de poursuivre. Avec la certitude d’être tombé sur une névrosée. Une névrosée ivre. Comment ne pas l’être quand on suit Jordan partout comme un chien servile. Vu le préambule qu’elle vient de me servir, je sens que je vais avoir droit à la petite saynète existentielle du soûlographe. Ça tombe bien, on est juste à l’heure. Je connais déjà la pièce, une vie entière qu’on ânonne, avec le ressac des derniers ratages en date, une marée aigre, sans bulles, qui refoule jusqu’au drame originel. In verito vinasse. Sa nuit n’est pas la mienne. Elle fait partie des malades, pas des parasites.

Elle me rappelle Grégoire le dépressif, un copain de fortune, un traînard occasionnel qui s’est raccroché à Bertrand et moi avec une force désespérée. Cet après-midi où il est tombé, assis sur un trottoir de boulevard, et où brusquement il a décidé de ne plus se relever. L’instant d’avant, l’errance joyeuse, la bravade. On l’a secoué, incrédules, on a ricané. Il a dit : « J’ai peur. » Il a respiré par saccades. Et quelques heures plus tard, dans sa chambre de bonne, nous nous sommes relayés pour lui offrir nos bras, Bertrand et moi. Car c’est bien dans nos bras qu’il voulait être, comme s’il n’y avait de répit, de paix, que là. C’était la première fois que je me trouvais confronté à la maladie.

Car Grégoire souffrait dès les premières minutes du réveil, ça lui brûlait le ventre, nausée, larmes, il nous fallait tirer les volets et les rideaux, mais ça ne suffisait pas. Il fallait aussi clouer un drap noir pour arrêter les dernières lueurs assez fortes pour percer tout ça. Ne rien faire des heures durant, dans le noir absolu, juste lui tendre des bras dès qu’il en réclamait.

Et chaque soir, le miracle. Au crépuscule, il prononçait quelques mots. Paisibles. Des petits mots tout bêtes. Et là on poussait un soupir, on se relâchait. On en profitait pour lui faire boire une goutte de lait. Dans la nuit noire, il se mettait à parler, parler couramment, comme un enfant qui se risque à une phrase complète. Des propos anodins et doux, avec parfois un sourire, il émettait le désir de se pencher à la fenêtre et acceptait la lumière des étoiles. En oubliant, doucement, le cauchemar du lendemain.

À force d’en parler, Bertrand et moi, durant les rares moments où le sommeil venait le délivrer, nous avons fini par comprendre. Comprendre la plus élémentaire des choses : Grégoire avait peur du jour en marche, de l’idée que ça bouge, que ça progresse, là-bas, au-dehors, que ça avance sans lui, sans ses vingt ans, sans ses doutes. Et dans la douce nuit, sous des latitudes obscures, les discours devenaient caduques, et plus personne ne lui demandait rien. Ne restaient que la fraîcheur du soir et le droit de rester immobile dans le temps suspendu.

La maladie a duré une dizaine de jours. Sa mère venait tous les matins, il refusait de la voir. Elle s’en remettait à nous, des inconnus, car c’était le désir de son fils.

Aujourd’hui il travaille dans la finance, ou un truc comme ça. Il nous a dit qu’il était cambiste et je n’ai pas compris quand il nous a expliqué. Il nous prend pour des gentils ados attardés. Plus jamais nous n’avons reparlé de la maladie.

Mais la maladie peut prendre des formes très diverses. Les paumés du 1001 ont chacun contracté une forme du virus. Et je suis désormais certain que cette écorchée qui ne se reconnaît pas dans le miroir, qui embrasse la main d’un enragé, qui couche avec le premier venu, et qui aimerait répondre le lendemain à la question qu’on lui pose la veille, cette fille-là fait partie des plus atteints.

— Si je vous dis que je préférerais ne pas coucher avec vous cette nuit, dans combien de temps pensez-vous réagir ?

J’ai dit ça en essayant d’y mettre le ton d’un bon mot. Qui est tombé à plat. À moins qu’il ne lui faille vraiment un temps fou pour répondre. Bizarrement j’ai senti comme une douleur sourde dans mon crâne. La gueule de bois qui pointe, sans doute. Je n’ai pas su entretenir le cours fragile de l’ébriété. D’habitude, je négocie mieux.

— Il faut que je m’allonge.

C’est moi qui ai dit ça ? Je l’ai juste entendu. L’oreiller est frais. Je cligne des yeux.

— C’est trop bête, ça va passer… Je suis désolé…

Mauvaise nuit, mauvaises rencontres, mauvais champagne. Si encore j’avais envie de vomir. Ma nuque pèse des tonnes, comme si la grippe gagnait. JordanBertrandJordanBertrand…

Je me raccroche à ces deux mots-là sans pouvoir les faire sortir. Qu’est-ce que j’ai, nom de Dieu… Si je me mettais la tête sous… sous l’eau ?

— … C’est ridicule… Excusez-moi…

Distorsions… Mes yeux se brouillent…

J’essaie de me raccrocher, à un prénom, une idée, un coin d’oreiller, et je titube.

Comme au travers d’un écran humide, j’ai vu une géante à mon chevet, les bras croisés, goûtant à mon agonie.

Un instant plus tard, ma tête s’est plombée sur le montant du lit. Définitivement.

Hé ! toi… la folle… dis-moi vite où est Jordan, vite, tu le connais, fais pas semblant, tu lui embrasses la main en public… je ne sais pas pourquoi ça valse… n’importe qui dirait que je suis ivre mort… Mais… On ne sortira pas d’ici tant que…

— Qu’est-ce… que vous avez… mis dans mon verre, espèce de…

J’ai senti un poids monstrueux m’écraser l’estomac, d’un coup…