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— Non.

Rien que ça. Non.

— C’est-à-dire ?

Le vieux a fait signe à ses hommes de sortir de la voiture. J’ai eu la sale impression que c’était prévu, que ce non était prévu, et que j’allais avoir droit à un sketch qu’ils ont répété avant de venir. Le vieux nous a laissés seuls.

— Antoine, c’est pas évident, ce que je vais dire, et laisse-moi finir avant de m’agresser, je te connais. Depuis ce matin j’essaie de trouver une formulation correcte.

J’ai cru qu’il allait me dire qu’il avait attrapé l’esprit d’escalier, là-bas, dans son trou.

— C’est toi qui vas rester dehors, Antoine. Moi je retourne d’où je viens. C’est mieux pour tous les deux, je peux pas t’expliquer pourquoi.

— Pardon ?

— C’est plutôt une bonne nouvelle, non ? T’avais tellement la trouille d’étouffer. Tu t’es traîné à mes pieds, avec ta claustro plein la bouche. Et puis t’es meilleur que moi, pour ça, tu sais bien, je risque de traîner pour rien, perdre un temps fou et reculer l’échéance. Vaut mieux qu’on se partage le boulot, moi dedans, toi dehors.

— Tu peux me redire ça, là ?…

— Bon, j’aimerais être plus clair, mais pour moi ça ne l’est pas encore, disons que j’ai besoin d’y retourner.

— Dans le trou.

— Oui. D’abord c’est pas un trou.

Silence.

— Besoin, besoin, ça veut dire quoi besoin. Ils t’ont rendu accro à l’héroïne ?

— Dis pas de conneries.

— T’es tombé amoureux du maton ?

Pas de réponse.

— T’es sous hypnose, Bertrand, ils t’ont manipulé, tout est possible avec ces tarés, j’ai bien rencontré des vampires.

— Arrête…

Après un long silence, j’ai éclaté de rire, ça m’a lancé, dans le crâne, et vers les côtes.

— Ça y est, je crois que j’ai pigé… Bertrand, t’es un génie… J’ai pas eu mon DEUG de psycho mais je crois que j’ai pigé : si l’un de nous n’entretient plus l’angoisse du trou, ça rend immédiatement caduque le chantage à l’alternance. Subtil. On déstabilise le geôlier, au bluff, en réclamant à tout prix la taule. Joli.

— C’est pas tout à fait ça, Antoine. Moi aussi j’ai des trucs à pister, là-bas. Peux pas t’expliquer, je te dis, moi-même je ne comprends pas encore tout bien. Mais si j’ai un seul truc à tenter, je le tenterai. J’ai peut-être trouvé une issue, là-bas.

— Une quoi ?

— Un truc trop beau pour être vrai. Mais pour ça il faut que tu retrouves Jordan. Et oui. Il le faut. Et c’est moi qui te supplie, maintenant, Antoine. Il faut que tu retrouves le dingue, que tu le livres au vieux, et c’est pour moi que tu vas le faire, pour moi uniquement.

Après un long silence, il a cru bon de répéter :

— Pour moi.

— Quoi ? Répète ça ? C’est les hallus qui continuent, je vais me réveiller, c’est pas vrai…

— J’ai trop à y gagner.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Qu’est-ce qu’ils t’ont promis ? Tu les prends pour des cons ou quoi ? C’est de la manip’, et t’es assez bête pour tomber là-dedans.

Silence.

— T’as dit que t’étais prêt à tout, l’autre matin, quand t’étouffais. Tu l’as bien dit, non ?

— Oui, je l’ai dit.

— T’as dit que tu ferais n’importe quoi.

— Oui, je l’ai dit.

— Retrouve Jordan.

Il m’a tendu la main, direct.

Je n’ai pu me résoudre à la laisser en suspens, vide.

Il a serré fort.

Puis il est sorti sans même un regard et a fait signe au vieux de reprendre sa place dans la voiture.

Très lentement, j’ai senti monter en moi comme une bouffée de solitude.

— Reconnaissez-moi une seule chose, Antoine : j’avais vu juste. En quarante-huit heures vous avez fait plus de chemin que les crétins que j’ai embauchés.

Un temps. Je me suis caressé le poitrail.

— Ce que vous dites est pourri d’hypocrisie, mais c’est vrai.

— Bertrand n’est pas de votre trempe. Il est bourré de qualités. Il a du charme. Je l’aime bien. Il a un bel avenir devant lui. Mais il serait bien incapable de s’accrocher comme vous le faites. Son talent est ailleurs. Tout temps qu’il passera dehors sera du temps perdu. Et vous, Antoine, vous avez une piste. On va changer les règles. Je n’ai jamais été si proche de Jordan qu’aujourd’hui. Je peux beaucoup pour vous.

— Qu’est-ce que vous lui avez promis ?

— Il a ses rêves, Bertrand… Mais vous ? Qu’est-ce qui vous fait courir ? Qu’est-ce que je pourrais vous promettre ?

Après un temps de réflexion, j’ai demandé :

— Combien ?

J’ai fait ce petit geste vulgaire des doigts qui froissent des billets. Il a eu un léger mouvement de surprise.

— La carotte financière ?

— Oui.

— Ça me surprend, mais… Disons… ce que vous voulez.

— Je veux le magasin, là, à l’angle de la place.

— Van Cleef et Arpels ?

— Clés en main.

Il n’a pas su s’il devait sourire.

— Non, en fait, je veux plus que ça. Je veux redevenir humain. Aimer à nouveau le soleil et le jour. Vivre comme avant, pour tout changer. En rase campagne, et me coucher avec les poules, me réveiller au son des matines, me nourrir du potager, à heures fixes, et boire l’eau de la source, trouver la foi en Dieu. Redevenir humain. J’ai du boulot à rattraper.

J’ai bien cru qu’il allait se remettre à pleurnicher. Et pas à cause de moi. J’ai eu l’intime conviction qu’il pensait à quelqu’un de bien plus cher.

En claquant la portière, j’ai vu les trois autres, dehors, attendant que je m’éloigne pour réintégrer la voiture. J’ai dit au patron de m’allonger du liquide. L’enveloppe était prête, il n’a eu qu’à la sortir de sa veste. S’il n’a pas changé de coupures, il doit y avoir le double ou le triple de la première.

Bertrand n’a pas daigné se retourner quand la voiture a tourné le coin. Il a du cran, Mister Laurence.

Je me suis revu en train de le supplier, minable, geignant, pour qu’il m’évite d’aller au trou. Grand, il a été. Le salaud.

Ce matin-là, en pleurant sur ses chaussures, j’ai perdu quelque chose d’infiniment précieux que je pensais ne pas avoir. Et j’ai été assez bête pour piétiner tout ça, les larmes aux yeux.

Aujourd’hui, il ne m’a pas supplié, non. Trop fier. Mais dans le ton de sa voix, j’ai senti que j’avais une chance de me refaire.

J’ai fait un signe à un taxi pour qu’il me conduise là où on peut attendre, sans risque, que le soir tombe.

* * *

Moins quarante-huit heures, top chrono. Myriam m’a donné le numéro d’un inconnu du nom de Jonathan, rédacteur en chef du mensuel L’Attitude, où travaille Jean-Louis. J’aurais cru emprunter plus de méandres, parce qu’on ne rencontre pas Jean-Louis par hasard. Tout simplement parce que Jean-Louis, à l’inverse de tous les autres, travaille. Je l’ai connu dès mes premières heures de resquille, il était là, le Nikon en bandoulière, en train de discuter avec le barman des Bains-Douches pour récolter des tuyaux, des bruits, des potins, en vue de coincer quelques têtes connues pour alimenter le crédit photo de la chronique jet-set de Paris-Nuit, de Néons, puis de L’Attitude. Il a eu Richard Gere sans lunettes, faisant une bise à Bowie, qui, lui, en avait. Rod Stewart se grattant les couilles. Elton John dînant chez Yves Saint-Laurent. Liza Minnelli pas fraîche. Gros pourcentage de show-biz, mais aussi les fins de race, les héritiers, et les capitaines d’industrie qui font la fête. Et tous les autres de passage dans la Ville Lumière. Je me souviens de notre premier contact, je l’ai vu brandir son objectif vers moi, j’ai souri avec délice, il a dit : « Casse-toi du champ, coco. » Dans mon dos, William Hurt, qui ne demandait qu’à dire « cheese ». On se croise de temps en temps, et chaque fois qu’il est là, c’est bon signe, ça prouve que l’aiguillage était correct. Sans se connaître vraiment, on s’estime, on discute avec bienveillance en attendant les vedettes, on s’échange des tuyaux, et une fois ou deux je l’ai rencardé sur des plans de haut vol dont le journal ne lui avait pas parlé. Ça ne l’empêche pas, malgré le temps et l’habitude, la sympathie réciproque, de jeter toutes les photos où j’apparais par hasard.