Выбрать главу

Pour l’heure, je sais qu’il est là-dedans. Juste là, derrière le cordon. La foule, chic, fraîche, ne va pas le rester bien longtemps. Son rédacteur en chef m’a juste dit « bon courage » en me donnant l’adresse. Et c’est exactement ce dont je vais avoir besoin, en plus d’une bonne dose de chance.

J’ai pourtant pris quelques précautions quand il m’a dit que Jean-Louis couvrait la collection Automne/Hiver de Dior. Les rares fois où nous avons mis les pieds dans des défilés de mode, Mister Laurence et moi, nous nous sommes amusés comme des rois, et c’est logique, quand on tape dans les spécialités parisiennes. Jean-Paul Gaultier au Cirque d’Hiver, c’était il y a deux mois. Christian Lacroix au Zénith, l’année dernière. Ces deux fois-là, Bertrand m’a lâché, à peine le premier barrage franchi, pour aller fureter du côté des vestiaires des mannequins, fantasme numéro un de tout individu mâle qui a un jour feuilleté un numéro de Vogue. Et mine de rien, il ne s’était pas si mal débrouillé. Compulser le dossier de presse, y pêcher le nom d’une des filles, le griffonner sur un bout de papier, le tendre bien haut à l’entrée des coulisses en disant qu’il a un message urgent pour elle, un coup de fil de l’agence. Et puis. Regarder. Se goinfrer les yeux de tout ce qu’on ne pourra jamais imaginer. Je n’ai jamais été assez gonflé pour faire ça.

Oui, j’ai pris des précautions d’ordre vestimentaire. De toute façon j’avais besoin de fringues, l’enveloppe du vieux a servi à ça en tout premier lieu. J’ai choisi sans regarder les étiquettes, costume noir, chemise blanche. Une cravate fine et rouge, brodée. Ça m’a changé des puces de Montreuil, des fripiers de Belleville et de la Foire à dix francs.

Juste après, je suis passé dès l’ouverture du premier bar du 1001, Étienne et Jean-Marc m’attendaient de pied ferme, inquiets depuis ma disparition. Au beau milieu des premiers soiffards des happy hours, j’ai juste eu le temps de leur dire que j’étais devenu un mort vivant et que je repasserai les voir juste après mon entrevue avec Jean-Louis. Je n’ai pas pu toucher au mescal qu’on m’a servi. En revanche, l’étau s’est desserré dans mon crâne, comme une cuite oubliée. Ne reste que ce bizarre malaise qui s’estompe à mesure que le soleil faiblit. C’est sans doute la maladie qui gagne. J’y crois.

La dame blonde qui filtre l’entrée de cette belle bâtisse de la rue Saint-Honoré n’a besoin de personne pour éconduire les non-autorisés. Jean-Louis est là depuis les préparatifs, et pas question de l’attendre sagement dehors quand le premier défilé vient à peine de commencer. Pas moyen de rentrer au flan. J’ai vite décidé de la jouer resquilleur, c’est mon côté taupe. Autre parasite qui craint la lumière. J’ai fait trois fois le tour de la bâtisse pour trouver l’entrée des fournisseurs et des traiteurs. Rue Baujon. Le camion brun de la maison Dalloyau. On dirait un convoi de fonds, imbraquable. À une époque, dès qu’on en voyait un, stationné n’importe où dans Paris, on repérait l’adresse. Trappeurs qui suivent les empreintes. On savait qu’à cet endroit précis, le soir même, on aurait notre dose de canapés. Si je suis resté en vie, naguère, je le dois en partie à la maison Dalloyau.

Procédure de dernière minute, coincer le premier loufiat venu, lui demander où est Bernard, dit Minou, c’est comme ça qu’on l’appelle, je ne sais pas pourquoi. Un des plus vieux serveurs de la boîte. Celui qui, un soir, nous a dressé l’organigramme de sa semaine, nous laissant rêveurs, et lui, déjà fatigué. C’est comme ça qu’on sait que le premier lundi du mois, il y a un cocktail au British Club House, un autre à l’American College tous les 16 du mois, etc. C’est à force de nous revoir, toujours ponctuels, toujours souriants, affamés mais polis, qu’il s’est pris d’affection pour ces deux oisifs qui ont l’âge de ses gosses.

Je contourne la tente où va avoir lieu le repas de gala, vers les 23 heures, juste après avoir fait dégager le tout-venant et les journalistes. Au passage, je vois une escouade de serveurs s’agiter autour des timbales de magret au foie gras et sa feuille d’oseille, et n’éprouve absolument rien de ragoûtant. Au contraire, je sens mon tube se raidir comme une crosse de hockey. De quand date ma dernière digestion ? Je ne sais plus. Ça corrobore l’idée que je n’ai plus besoin de me nourrir, et c’est un des plaisirs que je vais regretter de l’époque où je n’étais qu’un palais fébrile, un bouquet de papilles, un estomac goguenard, l’époque où le saumon était rose, le pain de mie géométrique et le champagne à volonté.

Au loin, un orchestre viennois accueille les visiteurs, je les croise à revers, sortant d’on ne sait où, et tout le monde s’en fout bien. Un buffet apéritif est dressé dans le parc, les gens attendent que la première fournée sorte du défilé. Ça piaille. C’est le moment où jamais de tenter sa robe immettable, de parler chiffon de luxe. Des photophores sont disposés en long, comme pour éclairer une piste d’atterrissage. J’entre dans le hall bourré d’hôtesses habillées en rouge, c’est l’accès du show-room, je fais un tour rapide pour coincer Jean-Louis. Une salle pleine de téléphones que personne n’utilise, un bureau où l’on prend son dossier de presse avec la liste des présentations, avec en cadeau un éventail frappé aux initiales du couturier. Tous les murs sont tendus de drap gris, le gris Dior. Le fameux gris Dior. Je repère Margaux Hemingway, Adjani, d’autres encore, j’ai senti que Jean-Louis n’était pas loin. Deux dames discutent fort, ravies, l’une d’elles est persuadée que cette année c’est Dior qui va avoir le Dé d’Or. La récompense suprême. En temps normal j’aurais sûrement misé un franc ou deux sur un tuyau pareil. Je repère Jean-Louis, embusqué derrière un yucca, mitraillant.

— Antoine ?

— Je dérange ?

— Pas vraiment. J’ai fait la môme Hemingway.

— C’est pour elle que t’es venu ?

— Pas vraiment. Paraît qu’elle a arrêté de boire. Ça aurait été cool de l’avoir en train de téter un scotch. Mais rien à faire.

— Alors ?

— J’attends Rourke.

— Qu’est-ce qu’il viendrait foutre dans un défilé de mode ? C’est plutôt le genre biker.

— Paraît qu’il est avec Cynthia.

— Cynthia ?

— Mannequin vedette de Dior.

Il me lâche une seconde pour shooter Régine, et revient.

— Hé ! Jean-Louis, tu sais quoi ?

J’ouvre deux boutons de ma chemise et lui montre ce qu’il y a en dessous. Il ne cille pas. Pose l’appareil photo. S’enfonce dans l’angle. Discret. Et tire sur le col de son polo. Une petite plaie dégueulasse vers la clavicule.

— T’as vu Étienne, jeudi soir.

— Ouais ! au Bleu Nuit. Il m’a dit que vous étiez après Jordan. Y serait temps.