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— Comment ça s’est passé ?

— Une dizaine de jours, aux Bains-Douches. J’avais déjà repéré sa gueule plusieurs fois, et pas que là. J’ai bien aimé son look, j’ai voulu le shooter, à tout hasard. Il a pas aimé. Pas aimé du tout. Le genre de réaction qui me fait descendre une péloche complète.

— Il grogne, il montre les dents, et après ?

— Il me rate pas. Quand je pense que j’ai échappé aux baffes de Sean Penn, c’est pour me faire bouffer par ce crétin. Il m’a obligé à lui donner la péloche.

— T’as fait ça ?

— Tu plaisantes ? J’avais Annie Lennox avec son nouveau mec dans le boîtier. J’ai fait le coup du paparazzo, j’ai sorti en douce une péloche vierge et je lui ai refilé, le con.

Mouvement de foule. Le défilé va commencer. J’ai eu peur qu’il ne me quitte. Mais il s’en fout, il attend Rourke.

— Et ton pote Bertrand, il est pas là ?

J’ai fait comme si je n’avais pas entendu.

— Ça veut dire que t’as encore la gueule de Jordan sur une photo.

— Qu’est-ce tu veux que j’en foute ?

Une chose est sûre. Jordan impressionne la pellicule.

— Il est seul sur la photo ?

— Non, une gonzesse, le genre qu’a pas besoin de flash, une diaphane. Et un autre mec, pas une gueule de scoop, qu’attendait pas trop non plus que le petit oiseau sorte. Ils sont trop, ces mecs, comme si j’aillais vendre leurs tronches en couv’ de 7 à Paris.

Bingo. Je n’en demandais pas tant. Et bien fait pour la Dracula connection. Un troisième larron ? Peut-être un des leurs, le mal gagne, le processus de noctification déferle sur Paris. Ils sont parmi nous. Leur quête a déjà commencé. À ce propos, j’ai demandé à Jean-Louis s’il se sentait en forme, et si depuis la morsure il n’avait pas éprouvé quelques troubles diurnes.

— Je suis le genre hypocondriaque, angoissé et tout, le soir où il m’a mordu j’ai foncé aux urgences de l’Hôtel Dieu. Ils m’ont fait une prise de sang, avec toutes ces saloperies qui traînent, j’ai eu la trouille. Ils ont soigné la plaie et m’ont donné les résultats un peu plus tard.

— Et alors ?

— Rien, que dalle. Petite fatigue générale à cause de mon boulot, mais c’est tout.

Ça m’a soulagé. Arbitrairement, soit. Mais, ça voulait dire que mon malaise tenait plus du cinéma mental que d’un film de Christopher Lee. Je ne suis pas un cinéphile, mais je crois me rappeler que Bela Lugosi, le premier interprète de Dracula à l’écran, a pété ses boulons à force de s’identifier à son personnage. Vers la fin de sa vie, il dormait dans un cercueil capitonné, ce qui a dû faire des économies quand il est passé de mort vivant à mort tout court. De la même manière, Boris Karloff, créature du docteur Frankenstein, est mort dingue, suite à une espèce de déstructuration mentale et perte de la personnalité. Jordan et Violaine ont peut-être attrapé quelque chose de cet ordre. C’est en tout cas ce que je m’efforce de penser, je suis un type rationnel. Immergé dans une situation qui, somme toute, l’est assez peu.

— On peut la voir.

— La photo ? Si tu veux. Si ça peut te servir à le serrer. Suffit de passer chez moi, mais je te demande un truc en échange.

Et allez donc. On n’a rien sans rien. Ça c’est Paris. Encore un qui a un écureuil à trimbaler.

— Tu veux quoi ?

— Que tu me racontes. C’est pas que je veuille mettre le nez dans tes histoires mais j’aimerais être sûr qu’il y ait rien de bon à shooter. Un night-clubber comme toi qui poursuit un gars qui mord les gens qui traînent dans la nuit. On est à Paris, non ? On sait jamais.

Je n’ai pas aimé qu’il me catalogue comme night-clubber. Mais je dois reconnaître que tout ça a de quoi l’intriguer. Sa ville, sa nuit, son cou, l’acharnement d’Étienne, le mien, Jordan et les autres qui ne veulent surtout pas apparaître en photo.

— C’est pas ton créneau, j’ai dit.

— T’es sûr de vouloir un tirage ?

J’ai acquiescé, forcé. Il m’a demandé de patienter une petite demi-heure, le temps de faire son dernier tour. Quitte à faire le pied de grue, je me suis dirigé par réflexe vers le buffet du parc qui n’était plus éclairé que par les photophores. Quelques douairières plantaient des cure-dents dans la chair mordorée d’un canard découpé en cubes. Et quand on me dit qu’il n’y a aucune magie dans cette bouffe…

— Champagne, monsieur ?

J’ai réfléchi une seconde, pour refuser d’un geste de la main. Je me suis laissé corrompre par un fond de Perrier nature, pour me mouiller la langue et le palais. J’ai dû m’écarter du buffet à cause de l’odeur. Pour la première fois j’ai réalisé que le pain de mie en avait une. Dans une grande panière en osier j’ai vu de splendides légumes sculptés et formant une sorte de fresque circulaire, façon Arcimboldo mais sans l’idée du portrait. Des radis piqués au centre, des carottes naines autour, des carrés d’ananas, des pelures de tomates agencées en bouquets de roses, et plein d’autres trucs bigarrés. Mon attention s’est portée sur un des éléments de décoration.

— C’est un artiste de chez nous qui les fait. Goûtez, dit le serveur.

Il a rapproché un plateau couvert de coupelles de sauces vaguement dérivées de la mayonnaise. J’ai bloqué un hoquet qui m’aurait fait vomir la gorgée de Perrier.

— Rien ne vous tente, monsieur ?

Si ! quelque chose, mais je m’en suis écarté. Puis j’ai tendu la main, un instant, et l’ai rétractée en me demandant si je ne devenais pas complètement dingue. C’est du moins ce qu’a pensé le serveur en me regardant saisir une tête d’ail. J’ai épluché une gousse en quelques secondes et me la suis mise en bouche, sans réfléchir.

J’ai mâché.

Le serveur, classieux, a dit que ça faisait du bien à la circulation.

En avalant la chose, j’ai poussé un petit soupir de contentement.

De loin, Jean-Louis m’a fait signe qu’on pouvait y aller.

— Et Rourke ?

— Parti à L.A. ce matin, c’est ce que m’a dit un collègue qu’a des meilleurs tuyaux que les miens. Je peux me refaire au New Morning, y a un bœuf privé qu’est prévu avec Prince, il est à Paris depuis hier. Faut qu’on file.

Puis il a sorti des chewing-gums de sa poche et m’en a proposé un.

Dans le taxi, je lui ai raconté l’à-peu-près racontable, en forçant bien sur les détails réalistes, pour lui donner une chance de me croire.

Bertrand a couché avec la nana de Jordan, et a disparu juste après.

Jean-Louis a roulé des yeux comme des billes. Je lui en ai donné plus sur ce qui ne prêtait pas à conséquence, les sauts de puce dans les bars, les emmerdes avec les motards qui veulent ma mort, Fred et Gérard, les boîtes, où j’ai bien fini par retrouver Jordan, qui m’a filé entre les doigts en me laissant l’empreinte de ses crocs. Jean-Louis a tout gobé. Comment aurait-il pu douter, avec nos morsures respectives ? Ça rapproche, ce genre de stigmates.

Quand il parle de chez lui, on imagine une chambre noire qui pue le révélateur. Il vit près du quai d’Austerlitz dans un cinq pièces bourré de couloirs, avec, au bout de l’un d’eux, un labo plus opaque que tout ce qu’il photographie. Parmi les photos épinglées dans le salon, j’ai reconnu Lou Reed, sérieux comme un pape, noir et blanc, flou, invendable et superbement irréel. C’est la série ratée de Jean-Louis, tout ce qu’on lui refuse, mais qui un jour sera réuni en recueil, rayon beaux livres. Il en est persuadé.