— Installe-toi, faut que je la tire sur papier.
Je me suis calé entre deux piles de magazines, ceux où il travaille, et tous les autres, même des vieux numéros de Jours de France du temps de La semaine d’Edgar Schneider. Paris Nuit, Paris Magazine, je feuillette, reconnais quelques trognes hilares dont la moitié a l’air de dire : « je m’amuse et je vous emmerde tous », et l’autre, compassée, dit : « vous m’emmerdez pendant que je m’amuse ». Ce genre de photos pas vraiment nettes, auxquelles on se prête de plus ou moins bonne grâce, avec des courtisans parfaitement inconnus qui s’appliquent à poser, une main sur l’épaule de la star. Effets de flash sur les gueules en sueur. Rétines rouges. Parmi elles, la photo d’une tablée de fêtards avec des girls en strass sur les genoux.
Ça m’a rappelé la soirée anniversaire au Crazy Horse Saloon pour laquelle Étienne avait eu trois invitations par on ne sait quel miracle. On ne s’était pas fait prier, Bertrand et moi, on avait même sorti les cravates. C’était comme une oasis pétillante de lumière au cœur de cette mauvaise nuit de janvier. On avait eu droit à une part du gâteau. Et aux filles abominablement cambrées sur la scène. Et hormis le fait que personne n’avait cherché à lier connaissance avec nous, toutes les conditions du bonheur étaient réunies. Pourtant j’en suis sorti avec un goût amer dans la bouche. En retrouvant la mauvaise nuit d’hiver, je me suis posé deux questions : « où dormir ? » et « quand est-ce qu’on aura droit à des filles pareilles ? »
Mister Laurence m’avait fourni les réponses : « dans le studio de son cousin place de Clichy » et « pas avant quarante ans si toutefois on arrive à faire quelque chose de nos existences ». Tout ça s’est effectivement fini sur le lino d’une kitchenette où nous avons bu une bouteille de Veuve Cliquot rosé qu’il avait glissé dans son imper en sortant du Crazy. Et, sans réveiller le cousin qui s’accordait une dernière demi-heure avant d’aller bosser, nous avons trinqué à ces quinze années qu’il nous restait à vivre avant de devenir des gens auprès de qui on a envie de s’asseoir.
Jean-Louis s’est enfermé depuis bientôt une demi-heure, tout ça pour allumer trois ampoules et suspendre son chromo à une épingle à linge. Si je n’avais pas peur d’abuser, j’irais cogner à son labo pour presser le mouvement.
— Fallu que je la retrouve dans mon tas de péloches, j’ai essayé de rectifier un peu le flou.
— Montre.
Il allume une espèce de spot qui me fait cligner des yeux. Je lui arrache des mains la photo qui dégouline encore.
Le couple maudit, hargneux, prêt à bondir, ce n’est pas vraiment eux que je cherche mais l’inconnu. Un vague espoir m’avait traversé la tête, celui de reconnaître quelqu’un à qui me raccrocher. Je ne vois qu’un type brun, chafouin, cadré à la taille, avec un fly-jacket. La trentaine. Et pas même un gros badge au revers avec son nom écrit dessus.
— T’es content ?
— Je vais la montrer à un maximum de gens, on verra. En tout cas, je pense à toi s’il y a de quoi faire un reportage.
— T’emmerde pas pour ça, va. Si j’ai dit ça, c’est à cause de mon côté fouineur, je suis toujours à l’affût, t’emmerde pas…
Ça m’a surpris mais je n’ai pas insisté. J’ai eu ce que je voulais. Il m’a proposé de boire un verre, j’ai refusé sans partir pour autant. Nous nous sommes bien marrés en imaginant une série de photos des cicatrices que laissait Jordan, des noir et blanc en très gros plan, sous verre, dans une expo d’avant-garde. Je suis sûr qu’on aurait du monde au vernissage.
Il ne m’a pas raccompagné à la porte, je l’ai claquée derrière moi. J’ai évité l’ascenseur, pour me remettre en jambes, je me suis dit qu’il fallait que je mange quelque chose, en cherchant ce qui ne me révulserait pas. Une salade ? Oui ! tiens, une salade. Non ! rien que d’y penser, envie de vomir. Des spaghettis ? Vomir. Du lait ? Gerbe immédiate. Des calamars ? Vomir. Un chocolat avec une tartine ? Beuark. De la brandade de morue… Ah ! la brandade de morue ça se discute. Un peu tiède, deux ou trois bouchées. Mais quand j’imagine la cuillerée fumante, j’ai un haut-le-cœur. Un bouillon de légumes ? Vomir, trois fois vomir. Du filet de lieu ? La gerbe. Je devrais peut-être consulter. Le toubib arriverait sans doute à décoincer quelque chose. Mais comment lui expliquer les symptômes.
En sortant dans cette ruelle pas nette et perdue dans le XIIIe arrondissement, j’ai vu, au loin, l’étrange bâtiment de l’Armée du Salut. Jamais nous n’avons eu le courage de l’approcher, Bertrand et moi, malgré une certaine affection pour Le Corbusier. Persuadés qu’on nous laisserait volontiers entrer. Certains matins, on nous aurait même ramassés dans le camion si on nous avait repérés. Et on aurait dit : « Vous vous trompez, y a erreur, nous c’est le champagne, pas la vinasse. » Après tout, puisqu’il y a des hiérarchies partout, pourquoi pas là. On serait un peu la tendance luxe de la cloche, les aristos, les snobs. En fait, je suis à peu près certain que, même là-bas, rien qu’à voir nos dégaines « faux chic » et nos moues précieuses, on nous traiterait de parasites.
À quelques mètres, j’ai vu un barbu assis, seul, sur sa moto à l’arrêt. J’ai continué sur ma lancée, sans même un mouvement de recul, malgré une petite pointe d’angoisse quand je suis passé à son niveau. Une seconde j’ai pensé à jeter un œil sur son réservoir pour y traquer le serpent à lunettes, mais un taxi blanc, libre, énorme, a déboulé à ce moment-là dans la rue, comme une espèce de Pégase. À mon signe, il s’est arrêté, je n’y ai pas cru. Il a baissé sa vitre pour me demander où j’allais. En général ce genre de chantage me met l’insulte à la bouche, mais là…
— Rue de Rome.
— C’est bon, montez.
Il a débloqué le loquet de la portière, c’est là où j’ai entendu cette espèce de petit bruit bizarre qui m’a fait penser, Dieu sait pourquoi, au claquement de langue d’un animal. C’était le motard, stoïque, qui émettait ce son étrange en secouant bien haut l’index à l’attention du chauffeur. À qui j’ai répondu « non », quand il m’a demandé si je connaissais le zigoto.
— Hé ! le motard, tu vas nous lâcher la grappe ? il a dit en se penchant sur son volant pour attraper un truc sous son siège.
Impulsif, le chauffeur. Un vrai tacot parisien, paré à toutes les situations, et dans ce cas précis j’avoue n’avoir rien à y redire. L’homme à la moto n’a pas arrêté son bruit débile, il a même secoué la tête, toujours sans bouger ni regarder vers moi.
La horde est arrivée au moment où le chauffeur allait sortir.
Quinze ou vingt bécanes, monstrueuses, lentes.
Ils étaient tellement forts, tellement irréels dans leur brouillard d’essence.
Quand je me suis retourné, le taxi était déjà loin. L’homme à la moto a cessé son truc insupportable avec la langue.
Je me suis mis à courir comme un fou.
Ils n’ont pas eu besoin de me ficeler, ni de me bâillonner. Dès lors, à quoi bon hurler ou gigoter. Le hangar est tellement grand que même leur couronne de bécanes ne le remplit pas au tiers, ça ressemble tout juste à un cercle de feu autour d’un scorpion qui n’a besoin de personne pour s’administrer le coup de grâce. Malgré tout, je n’ai pas pu m’empêcher de les trouver beaux et inexorables, comme le feu. Parce qu’ils m’ont laissé le temps de les regarder, les salauds. J’en aurais presque réclamé la raclée pour qu’on en finisse. Avec pour dernière force, celle de la résignation, épuisé par ma course folle et vouée à l’échec dès le départ. Fred est arrivé quelques minutes plus tard, je l’ai reconnu au bandage qu’il arbore comme des lauriers de guerre autour de la tête. Tout à coup je ne les ai plus trouvés ni beaux ni inexorables, on ne pense à rien quand on serre les dents et quand la sentence tombe avant le verdict. Je me suis roulé en boule en protégeant les zones que seul l’instinct choisit. C’est sans doute ça qui leur a suggéré l’idée du football. J’ai serré mon poignet droit, mordu dans la manche en crispant les paupières pour chercher le noir profond. Les genoux repliés. Implorer ne m’aurait servi qu’à me déconcentrer, ouvrir des failles dans cette carapace ridicule. Les premiers coups ont été plus humiliants que vraiment douloureux, il leur fallait juste voir comment la boule réagissait. J’ai compris à ce moment-là que le scorpion préfère la solution finale rien que pour éviter ça. Des bottes m’ont toisé de haut, par peur de se salir, elles m’ont retourné, comme un papier gras, du bout de la pointe, pour voir ce qu’il y avait en dessous.