Pas de rires, pas de grognements, pas de bruit.
Penser à autre chose en attendant que ça tombe. Ne pas ouvrir les yeux. Penser que quoi qu’il arrive je serai dehors.
Après.
Penser qu’on se remet toujours des meurtrissures, tôt ou tard, même de la morsure d’une belle fille. Mais qu’est-ce qu’ils foutent, là, à attendre ?… Penser. Ne pas se laisser distraire. Les nier. Penser à ce hangar. Je le connais. J’avais juré de ne plus mettre les pieds là-dedans, je m’en souviens encore, il faut que je m’en souvienne, j’en étais sorti énervé d’avoir fait le mauvais choix, ils y donnaient une rave, une fête géante avec des tigres en cage et des cinglés de House Music qui voient la vie en jaune à force de bouffer de l’ectasy. Bertrand s’était foutu de moi parce qu’à l’autre bout de Paris, on ratait une soirée au Pré Catelan sponsorisée par Pommery et Hédiard. Pré Catelan, Bois de Boulogne, loin, dans les arbres.
Qu’est-ce qu’ils foutent…
Peux pas m’empêcher d’attendre. Allez-y, et que je m’en aille. Ils veulent peut-être que je les supplie, que je leur lèche une botte. Je l’ai déjà fait, une fois, avec Bertrand, alors pourquoi pas avec des inconnus.
Tout à coup, j’ai cru que mille mains chaudes me caressaient partout, ça n’a duré qu’un instant, j’ai compris quand les flots d’urine m’ont inondé les cheveux et le visage. Les jets se sont croisés dans mon dos, perçant les vêtements et baignant ma peau.
Le plus insupportable, les oreilles, sifflantes, brûlantes, qui m’ont privé du dernier sens. Isolement presque total. Quelques secondes.
Penser que je suis un mort vivant. Un mort vivant. Qui n’éprouve plus rien. Qui attend la fin du jour. Pour se venger. Je sais, enfin, pourquoi ils veulent se venger des vivants.
Penser que je suis un mort vivant.
Impossible, pourtant. La sensation de cette pisse chaude dans l’oreille m’est vite devenue insupportable, j’ai été forcé de desserrer les bras pour m’ébrouer un peu et me déboucher le conduit auditif. Ça m’a permis d’entendre en bloc le tonnerre des motos qui ont toutes démarré en même temps. J’ai bien été forcé d’ouvrir les yeux quand une roue est venue me frôler le tibia. Au travers des fines rigoles qui coulaient de mes mèches de cheveux, j’ai vu la farandole qui s’organisait autour de moi. Un essaim vrombissant qui s’ouvre doucement pour me happer, décrire des arabesques ponctuées de coups de botte que je n’évite pas toujours. Une partie de polo dont ils semblent connaître les règles. Ne pas poser le pied à terre, hurler comme des Indiens pour invectiver la monture, foncer sur le ballon comme pour l’écraser, et le frapper de la main ou du pied, pour faire des passes à ses coéquipiers. Il est humide, le ballon, mais il est bien forcé de jouer son rôle s’il ne veut pas se retrouver éclaté entre deux dribbles.
Ils se sont bien amusés.
Seul un mort vivant pouvait supporter ça.
J’ai eu l’impression que les motos se vengeaient, pas les hommes. Elles se sont souvenues de la torture suprême que j’ai fait subir à l’une d’elles. S’attaquer à une, c’est insulter toutes les autres. Les images de son agonie me sont revenues en mémoire, le métal éventré, défiguré, puis transformé en brasier. Elles m’ont fait danser, elles m’ont propulsé dans les murs en dialoguant entre elles, elles m’ont fait rebondir les unes dans les autres, l’équipe gagnante a poussé un hourra. Les moteurs se sont tus.
J’ai repris mon souffle, en larmes. Haletant, j’ai senti mon odeur, ça m’a fait craquer, enfin, et j’ai chialé, chialé, prostré à terre.
Fred s’est approché. À pied.
— Naja contre écureuil. Regardez-moi ce travail…
Je me suis essuyé le nez du revers de la manche.
— Je suis mort. Je reviens du territoire des morts pour hanter les vivants. Et bientôt vous ferez partie des nôtres, j’ai dit, entre deux plaintes de sale mioche.
Après une seconde d’expectative, ils ont tous éclaté de rire. J’ai eu le temps d’essuyer mes larmes et quelques coulées de pisse.
— Qu’est-ce qu’il voulait, Jean-Louis, en échange de ma peau ?
— Tu y tiens vraiment ? À quoi ça va te servir ?
— À savoir ce que je vaux.
— Si ça peut te faire plaisir. Ton photographe de merde, il savait que Didier et Jojo, les deux que tu vois, à droite, ils font les roadies et le S.O. de tous les concerts du Parc des Princes. Tu sais ce que c’est un roadie ?
— Un roadie ? Attends voir… c’est pas ces mecs qui déménagent les amplis et qui dorment sur une enceinte pendant le concert en buvant des Kro qu’ils décapsulent avec les mâchoires ?
— Tu dis ça parce que t’es sincère ou tu veux juste recevoir ma main sur la gueule ?
— Je dis ça parce que j’en suis incapable. On me l’a proposé, une fois, avec mon pote, on a essayé de soulever une guitare, on s’est chopé un tour de reins et on n’a pas été payés.
Ils ont beau se marrer comme des tordus, ils ne se doutent pas une seconde que c’est l’exacte vérité.
— Il nous a demandé une photo de Madonna, dans sa loge, toute seule, avant et après le concert. On est les seuls sur Paris à pouvoir le faire entrer backstage. Je lui ai promis de me débrouiller. Et je vais tout faire pour tenir parole. Un pacte, c’est un pacte. Voilà ce que tu vaux.
C’est déjà ça. Il aurait pu me vendre pour le singe de Michael Jackson.
— Je m’en foutais, moi, de ta gueule, je suis un gars tranquille, j’ai même rien contre les parasites, si tu te mets à écraser les blattes dans un évier, t’as pas fini. Pourquoi t’es venu me narguer, dans mon bar, et pour me péter la tronche, en plus ?
— Je sais pas quoi dire…
— Cherche pas, va… maintenant c’est fini, on te touche plus. On s’est bien marrés. On n’a plus qu’à attendre Gérard.
J’ai cru qu’il allait me serrer la main, sans rancune.
On n’a plus qu’à attendre Gérard.
J’ai lentement réalisé que le scorpion était un animal noble. Ce pourquoi il se suicide. Pas le cafard. Le cafard a la fâcheuse habitude de survivre. Quatre ans s’il ne rencontre pas de talon haineux. J’ai cherché, sans le trouver, le nom de cet insecte ailé qui ne vit pas plus d’une nuit.
En attendant qu’il arrive, j’ai dit aux autres que Gérard ne me buterait pas là, dans ce trou béant, et que s’il en avait encore l’intention, ce serait en public, à mains nues, avec, je ne sais pas, des circonstances atténuantes, des témoins, et pas les copains du moto-club, et que Gérard n’était pas bête à ce point-là, et qu’il en fallait, de la préméditation, pour jouer l’homicide de sang-chaud et sans préméditation. J’ai dit tout ça en bafouillant, en cherchant mes mots, et toujours persuadé que c’était de la blague pour frimer devant les copains. J’ai dit ça pour jouer le jeu, pour suivre une logique de dément. Ils ont écouté mon argumentation. Calmes. Fred a dit que tout ça était encore vrai, il n’y a guère que deux jours. Mais depuis le destroy de la 1340, Gérard ne pense plus à son plan de carrière, il remet ça à plus tard, le premier venu fera l’affaire. Non, Gérard a très mal vécu la perte de son engin. Il ne veut plus rien préméditer. D’ailleurs il ne pense plus, Gérard. Il n’a plus goût à rien. D’abord l’humiliation, puis la honte, puis le mépris, puis un idéal de vie brisé sur un coin de trottoir…