— Il va faire ça vite, au P.38, t’auras le temps de t’apercevoir de rien.
Tant qu’il ne sera pas là, tant que je ne lirai pas dans ses yeux et que je n’entendrai pas le son de sa voix, je ne pourrai pas croire à toutes ces histoires.
— Gérard, c’est un mec protégé, tu comprends… Et pas uniquement par nous. On touche pas à Gérard…
Un des leurs passe devant moi et effleure sa gorge de part en part du bout de l’ongle.
Nous avons attendu, longtemps. Silencieux.
— Y a trois heures, il a dit qu’il serait là dans dix minutes.
— C’est vrai, c’est pas normal. C’est moi qui l’ai eu au téléphone, il était excité à mort quand je lui ai dit qu’on l’avait. Il a dit qu’il préférerait rouler en japonaise plutôt que le laisser en vie un quart d’heure de plus.
Fred lui demande d’aller se renseigner puis se retourne vers moi :
— C’est rien qu’un sursis, t’énerve pas. Respire, rigole, pense à des souvenirs agréables, chante.
Tant que je ne lirai pas dans ses yeux, je ne pourrai pas y croire.
La porte du hangar s’entrouvre, une tranche de nuit s’engouffre, une bécane démarre, prête à sortir. Quelques coups furieux d’accélérateur.
Et puis, plus rien. Moteur coupé.
— Mais qu’est-ce tu fous, Éric ! hurle Fred.
Le copain Éric ne répond pas. Au loin, je le vois descendre au ralenti de sa moto et se baisser au seuil du hangar. Fred s’énerve, les autres aussi, Éric s’assoit à terre et se prend la tête dans les mains. La bande avance, bien compacte, comme pour se protéger en cas de grabuge. Je la suis à pas timides, à dix mètres. Ils forment un cercle, j’en entends deux gueuler de surprise, un autre porter une main à sa bouche pour retenir un hoquet. Je n’ai pas pu voir tout de suite, il a fallu que je tourne autour du cercle pour m’y insérer, intrigué, comme les autres, et sûrement beaucoup plus que les autres. J’ai tapé sur l’épaule de l’un d’eux pour qu’il se pousse, il m’a regardé comme si j’étais l’Antéchrist, il a ouvert les bras et s’est éloigné de moi à reculons, éberlué.
À terre, j’ai vu quelque chose d’humain. Une carcasse dont on ne discerne presque plus une zone d’épiderme. Rien que des trous. Des os apparents. Les impacts se confondent. Une robe de sang qui va de la mâchoire aux genoux. Une posture grotesque, sur le ventre, les bras sur la tête comme un élève puni. Il n’y a pas erreur sur la personne, ceux qui ont fait ça ont laissé le visage intact. Les joues sont gonflées à craquer, de la bouche émerge le canon d’un revolver. Sans doute celui qu’il me réservait. On le lui a presque fait avaler.
Un des gars de la bande a vomi, un autre l’a suivi. J’ai su à cet instant-là que j’avais le cœur mieux accroché que je ne le pensais. Je me suis penché pour lire, enfin, quelque chose dans les yeux de Gérard, sans rien y trouver. J’ai cherché aussi le dégoût, la peur et l’horreur de la mort dans le fond de mes tripes, sans rien trouver de tout cela, rien qu’une espèce d’euphorie morbide qui m’a permis de supporter cette mascarade. Dans sa posture, avec ce truc dans la bouche, le cadavre m’a fait penser à un civet au sang avec une pomme dans la bouche.
Une bécane a démarré, ça a marqué le point de départ de la débâcle. Après avoir inspecté le corps de Gérard, tous ces yeux horrifiés se sont posés sur moi. Ils ont reculé lentement. En levant presque les mains en l’air.
— Je sais pas qui a fait ça ! j’ai gueulé pour couvrir le bruit du moteur.
J’ai vu d’autres flammes dans leurs yeux, j’ai vu la terreur, ils m’ont toisé comme une espèce de monstre. Fred a été pris de panique, il s’est rué sur sa moto pour fuir, fuir cet endroit maudit, fuir la dépouille gluante qui traîne au seuil et qui jadis fut son ami, fuir le Diable en personne, un diable qui n’apprécie pas qu’on lui pisse dessus. Je me suis remémoré ses dernières paroles : On ne touche pas à Gérard… Il est protégé.
Phrase malheureuse, prononcée à peine trop tôt. Et voilà ce que j’ai envie de lui répondre pendant qu’il se casse la cheville sur le kick de sa bécane : « Oh que si, on y touche, à ton Gérard, on le transforme en passoire, on lui fait avaler son calibre, et c’est surtout pas lui qui est protégé, c’est moi, celui avec qui vous avez joué au foot… » Je lève les bras en l’air, je tire la langue, j’exulte toute cette peur qu’ils avaient réussi à faire germer en moi, les salauds, regardez-le, votre Gérard, et regardez-moi, et fuyez, je suis un mort-vivant, un mort vivant !
Le torrent des motos a roulé sur les quais, j’ai couru pour fuir, moi aussi, à m’en faire éclater les poumons, j’ai traversé le premier pont venu, les larmes aux yeux, en courant toujours, paniqué à l’idée qu’on me suivait. Je me suis retrouvé près de l’entrée des caves de Bercy. Une cabine de téléphone.
— Passez-moi Étienne… Mais si, vous le connaissez ! C’est le plus vieux de tous… Il doit être au bar…
Tout de suite après j’ai éclaté en sanglots, je ne sais pas comment il a fait pour reconnaître ma voix, j’ai voulu me calmer, reprendre mon souffle hors de la cabine, mais j’ai continué à sangloter sans pouvoir prononcer un mot.
— T’es où ?…
— Je sais pas… Viens…
— Arrête de chialer, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je sais pas… Gérard est crevé… Et je suis plein de pisse…
Une vague de sanglots m’a submergé à nouveau.
Un peu plus tard, une Datsun Sherry, grise, aux ailes rouillées. J’ai demandé à Étienne de m’emmener loin. Il a répondu que personne n’a envie d’aller loin avec une espèce de souillure qui braille à ses côtés.
En sortant de la douche, je l’ai vu affalé dans un fauteuil, un verre plein dans une main, une boîte de Tranxène dans l’autre. À son geste, j’ai compris qu’il me demandait de choisir. Je me suis descendu le bourbon d’un trait et lui en ai demandé un autre. Des fringues propres m’attendaient. Un tee-shirt à l’effigie de Jim Morrison, un sweat aux rayures horizontales oranges et noires, un caleçon avec des conneries écrites dessus, un jean hyper blanchi avec un accroc au genou, et ces insupportables baskets rouges qu’on ne peut lacer qu’après un stage dans la marine marchande. Mon beau costume tout neuf est roulé dans un coin comme une boule de fiente avec la chemise.
— Les flics vont faire une enquête, dis-je, prêt à rechialer.
— Bien sûr. Et alors ?
Silence. Pas un iota d’inquiétude dans ses yeux. Rien.
— T’as peur qu’ils remontent jusqu’à toi ? Si ça peut te rassurer, je peux te jurer sur ma propre tête qu’ils ne remonteront jamais jusqu’à toi. Ton Gérard il pue déjà l’affaire classée. Un mec avec un pedigree gros comme ça, retrouvé dans un hangar près des quais, la nuit, tu crois que ça va faire pleurer un commissaire de quartier ?