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— Qu’est-ce que t’y connais aux flics, toi ?

Après un temps et un haussement d’épaules, il a dit :

— Va savoir…

Il est là, le secret.

C’est la première fois qu’Étienne m’invite chez lui.

Il a dû sentir l’urgence, sans doute. Malgré mon état, dès qu’il a ouvert la porte, j’ai cherché des indices qui me mettraient sur la piste de son mystère. Je n’y ai trouvé qu’un petit studio miteux, un vieux canapé et des posters de hard rockers scotchés, un gant de baseball, l’album Rock Dreams de Guy Peellaert, un walkman, un ghetto blaster. C’est tout.

— Il voulait ta peau et tu t’en sors plutôt bien, non ?

— Et les bikers ?

— Ils vont porter plainte ? Ils vont toucher à un cheveux de ta tête, après avoir vu Gérard dans cet état-là ?

— T’en parles comme si t’y étais.

En disant ça, un vague doute m’a traversé l’esprit. J’ai essayé de comprendre quel jeu il jouait, de quel bord il était.

— Non, je n’y étais pas. Je veux bien te donner un coup de main, mais je suis plutôt du genre à pas me créer d’embrouilles. Ma spécialité, c’est plutôt les embrouilles des autres.

— T’es flic ou t’es voyou ?

Il a ricané et s’est versé un verre.

— Sans doute un peu des deux.

— C’est pas une réponse.

— Si. Et si tu veux de la précision, j’irai jusqu’à dire que je me partage fifty fifty.

Ça m’a énervé sans que je le montre. Jusqu’à maintenant, je pensais que le jour il récupérait de ses folies de la veille, qu’il émergeait pile à l’heure des happy hours, qu’il était rentier, qu’il nous a pris sous son aile, Bertrand et moi, pour notre innocence mal cachée. Je pensais que nous nous étions croisés au milieu du parcours, celui qui nous restait à faire, celui qu’il faisait à rebours. Brutalement il m’est apparu comme un monsieur de cinquante ans. Pas un oiseau de nuit qui se déplume, pas un alcoolique dans sa fuite en arrière, pas un teenager qui a l’âge de ses mythes. Rien, juste un monsieur. Un monsieur qui jadis a su faire les nœuds de cravate et commander un vin, qui avait l’oisiveté coupable, qui avait un parler clair et confortable, qui réservait sa part de fantaisie pour des moments trop bien choisis pour arriver un jour. Et je lui en veux pour la confiance qu’il ne me fait pas, parce que dès qu’il devient adulte, je redeviens un gosse, en jean troué, tout juste capable de se fourrer dans un merdier dont il faut le sortir. Toutes ces grandes personnes commencent à m’emmerder sérieusement. Même Bertrand est passé de leur côté. Je sens qu’elle est déjà loin, l’époque où il s’appelait encore Mister Laurence.

— Le gars de la photo, tu le connais ?

— Non.

— Tu fais la gueule, Antoine ?

— Non.

Il a ricané. Un jour viendra où je saurai dire des non qui tomberont comme des couperets.

— Il est pas encore deux heures, on peut se faire la tournée des boîtes avec la photo. Et si on continue à avoir de la chance, qui sait, on peut même tomber sur les vrais. Après ce qui s’est passé tout à l’heure, t’as tout intérêt à retrouver tes vampires. Parce que depuis ce soir, on vient d’apprendre quelque chose.

— Quoi ?

— T’es protégé.

— Hein ?

— Quelqu’un te protège. Gérard était un obstacle, on balaye Gérard, mieux : on en fait une mise en scène grotesque pour décourager les fâcheux. On te protège parce qu’on veut que tu retrouves Jordan.

— C’est le vieux.

— Peut-être. Il en a les moyens et il sait ce qu’il veut. C’est pas le genre de gars à s’encombrer d’une mort d’homme. Alors, on se la fait, cette tournée ?

— Je viens de te raconter toutes ces saloperies et tu crois que c’est le moment d’aller en boîte ?

— Ouais… t’as peut-être raison, j’aime pas sortir le vendredi…

En temps normal, avec Bertrand, on essaie d’éviter les nuits de week-end, elles ne nous appartiennent pas, on les laisse aux banlieusards en bordée et aux midinettes qui se sont pomponnées toute la journée pour la fièvre du samedi soir. La seule chose à faire est de trouver une fête privée, et le vendredi et samedi, c’est l’idéal. Faute de quoi, on se fait héberger, de préférence chez quelqu’un qui a un magnétoscope.

— Mais ça serait bien qu’on tourne un peu. On va sûrement crawler pour rentrer aux Bains-Douches, mais c’est aussi bien, on trouvera des têtes qu’on voit jamais d’habitude.

— Ce qui m’ennuie c’est plutôt les fringues. Tu me vois rentrer sapé comme ça dans un bar ? On va me demander si j’ai l’âge.

— On dira que t’as la permission de minuit.

William, le videur des Bains-Douches, était à 2 heures du matin au sommet de son art. Dans l’attitude caractéristique de sa fonction : dos contre la porte, bras croisés, regard impassible face à une meute de gens qui essayaient de comprendre pourquoi ils ne faisaient pas partie de l’élite. La semaine dernière, déjà, ils n’avaient pas pu entrer. La semaine prochaine, ils n’entreront pas. Mais ils essaieront à nouveau. Je ne me doutais pas encore que je faisais partie de ceux-là. William, muet comme une carpe, a pointé le doigt vers Étienne pour l’inviter à grimper les marches. Quand je lui ai emboîté le pas, William nous a fait comprendre qu’il n’était pas question que je suive. J’ai rougi d’humiliation.

— Cet imbécile ne sait pas ce qui est arrivé au dernier videur qui m’a interdit une entrée.

— T’es blacklisté à vie, faut t’y faire. William est solidaire de la profession, Gérard voulait que tu sois interdit de séjour partout, c’était pas une menace en l’air. Prends ça comme une volonté posthume…

Il a haussé les épaules.

— Les boîtes, pour toi, c’est fini. Maintenant t’es juste bon pour les kermesses, les bals popu, et le patronage.

— Pourquoi il te laisse entrer, toi ?

Il a ricané.

— Parce que j’ai connu cet endroit bien avant sa naissance, c’est ici que je venais me laver.

Il y a eu quelques sifflements dans la meute quand il est entré sans faire la queue.

Rien. Jordan n’a pas mis les pieds aux Bains-Douches depuis le soir où il a mordu Jean-Louis, et pour cause, William a pour consigne formelle de lui faire embrasser le trottoir s’il ose réapparaître après un coup comme ça. Personne n’avait vu le gars de la photo avant ce soir-là, personne ne l’a revu depuis. Tout Jordan qu’il est, à force de planter ses crocs un peu partout, il finit par se griller dans ses propres repaires. Ça prouve qu’il ne choisit ni le lieu ni le moment, mais qu’il peut péter les plombs d’une seconde à l’autre, et mordre, toujours pour la même raison. Jordan n’est pas un vampire. C’est juste une bête caractérielle qui répond à l’agression. Et encore, ce n’est même pas sa propre peau qu’il protège. Le saxo et ce salopard de Jean-Louis n’auraient jamais eu l’empreinte de ses mâchoires dans le cou s’ils n’avaient pas fouiné du côté de Violaine. Une sorte d’alter ego fragile aux allures de pute, il l’aime jusqu’à mordre pour elle, et si j’ai cette plaie violette sur la poitrine, c’est parce qu’elle l’aime jusqu’à mordre pour lui. Un amour malsain, névrotique. Jordan et Violaine, une dépendance, l’incube et la succube, deux malades qui veillent l’un sur l’autre. Deux fous qui s’aiment à en mordre la terre entière. Un jour, il faudra que je sache pourquoi.

Étienne est ressorti du Harry’s bar avec un hot dog. Là non plus on n’a pas revu Jordan, et personne ne connaît le troisième larron. Mon pote ne se décourage pas, au contraire, il fonce droit vers Pigalle.