— On n’a plus le temps de passer dans le métro pour s’en faire d’autres, j’ai une STARDUST FONDATION France.
— Laisse tomber, on va improviser.
On s’avance, volontaires, tête haute, l’approche légitime, vers les petites hôtesses du hall. Mister Laurence a une assurance que je n’aurai jamais, il regarde les gens avec le dédain de celui qui se sait attendu. L’attachée de presse nous coince.
— Messieurs ?
— Laurence, je suis avec un ami. Je n’ai pas reçu le carton mais je suis sur la liste.
Elle sourit et compulse sa check-list des invités pour y débusquer le nom de mon camarade. Il la serre de près et l’aide à chercher. Un couple sort, je leur lance un bonsoir vibrant. Surpris, ils y répondent et s’en vont.
— Laurence… vous dites ?
Il s’éloigne d’elle dès qu’il a repéré un nom qui n’est pas coché.
— Excusez-moi, je ne trouve pas… Vous êtes journalistes ?
Bertrand lui dit que nous avons été invités par l’individu dont il a péché le nom, qu’il nous a donné rendez-vous pour 20 heures mais que nous sommes un peu en retard. Pour enfoncer le clou, il pousse un petit soupir exaspéré. Dans le doute, elle se résigne à accueillir des inattendus plutôt que refouler une persona grata.
— Bonne soirée, messieurs…
Au moment de me laisser happer par le corps de la réception, j’ai pointé une oreille vers l’accueil, pour y entendre le mot « parasite », prononcé comme un verdict du bout des lèvres par une hôtesse plus fine que les autres. Mister Laurence aurait éclaté d’un rire aigre s’il l’avait entendue. Moi, je me suis raclé la gorge avec le dédain habituel, celui du voleur de poules qu’on préfère laisser filer. Parasites… Quand je pense que jadis on appelait des gens comme nous, des hirondelles… On a perdu en lyrisme.
Après tout, oui, c’est bien ce que nous sommes, des parasites, sans fierté et sans honte. L’image s’est imposée à moi quand un serveur de passage m’a tendu la première coupe : deux petites puces fainéantes et douillettement accrochées à l’échine d’un fauve insatiable. Deux souris malignes qui se sont laissées enfermer dans le garde-manger où trône le gâteau d’anniversaire, avec ses cerises confites et ses bougies. Après tout, les bougies sont aussi importantes que le gâteau.
Des femmes, des hommes en tenue de ville, en cercles restreints de quatre ou cinq têtes qui discutent le sourire aux lèvres, dans un espace blanc, un escalier en bois brut qui monte à un second étage. On ne sait même pas ce qu’on fête. On n’est pas là pour ça. Les parasites ont faim, c’est leur seule raison d’être. Et là, droit devant, j’aperçois le bonheur. On ne voit que lui, magistral, malgré la légère cohue qui l’entoure.
LE BUFFET.
Elle est là, notre pitance. Béni soit le mois de juin. On va se le faire, ce buffet, on va l’épuiser, on va lui faire rendre le meilleur de lui-même. Vivent les fonds suisses. Deux serveurs en livrée blanche décroisent les bras quand ils nous voient arriver d’un pas calme mais inexorable.
— Champagne, messieurs ?
Je ne me suis jamais entendu répondre non à cette question. J’ai envie de raconter à ce type la journée que je viens de passer pour qu’il comprenne que je ne refuserai jamais. Une trentaine de personnes ont pris racine devant les plateaux, la bouche pleine, ils font semblant de suivre une conversation quand ils n’ont plus assez de mains pour accaparer verres, canapés, amuse-gueules, serviette et cigarette. Je ne connais rien de plus exaspérant que ces ventouses à cocktails qui s’acharnent sur le buffet avec une férocité insupportable. Des goinfres, des amateurs… Mister Laurence et moi n’avons rien à voir avec cette engeance. Ces gens-là gâchent le métier, ils bataillent et bousculent, ils la jouent au corps à corps et offrent un triste spectacle à ceux qui, de loin, trempent négligemment leurs lèvres dans un verre de Perrier. Au loin je reconnais Myriam, une traînarde dans notre genre, elle m’envoie un bisou du bout des doigts. Il y a aussi deux ou trois types qui ont leur Q.G. vers la rue de Lappe. L’un d’eux est de la vieille école, le dénommé Adrien, il se déplace encore avec son lazor. Le lazor est cette double poche cousue à l’intérieur du manteau et qu’on bourre de victuailles. Je le vois en train d’essayer de chauffer une bouteille de Martini dry à la barbe des loufiats. J’ai honte pour eux… Mister Laurence et moi serions plutôt des stratèges, on négocie, on louvoie, on opère en tenaille façon Clausewitz, ou en ronde, façon cuvette de Dien Bien Phu. Je m’attaque à un superbe plateau de saumon fumé et en roule quelques tranches dans une assiette. Mister Laurence n’en a pas la patience, il repère un pain surprise au jambon de Parme.
— Encore une coupe, messieurs ?
Je butine quelques canapés aux anchois frais, au roquefort. Sans négliger le plateau de légumes nains prêts à plonger dans la mayonnaise. Oublié, le sandwich merguez-frites de ce midi, rue de la Roquette.
Un peu éméché, je discerne une vague silhouette qui vient ventouser le buffet. Pas vraiment familière, mais inoubliable quand on l’a croisée une fois. Je cherche où. Il avait déjà ce smoking luisant et ce visage d’une étrange pâleur. Il ne mange pas et serre un verre contre son ventre, sans le boire. Un regard livide, rivé sur moi, une peau laiteuse, exsangue à vous foutre la trouille. C’est la première fois que je partage un buffet avec un cadavre. Bertrand me rejoint en déglutissant des œufs de caille.
— T’as vu le mec qui me regarde avec ses yeux de poisson mort ? T’as jamais vu cette tronche ?
— Si. À la terrasse Martini, en décembre.
Exact. Faut-il que je sois déjà bien éméché pour oublier une soirée pareille. La fête de fin d’année de la maison Kodak. Un monde fou, des cadres à la pelle, des éclats de rire incompréhensibles pour les extérieurs, des caisses de Piper. Et ce gars-là. Ça me revient, il avait déjà cette gueule de revenant prêt à s’effondrer. Au début, quand je l’ai vu avec son nœud papillon en train d’agiter un shaker derrière le bar, je l’avais pris pour un serveur. En fait, il avait trouvé dégueulasse le Bloody Mary qu’on venait de lui servir et il expliquait au barman comment s’y prendre. Pas démonté, il m’a servi ma coupe. Ensuite on a discuté quelques minutes et j’ai compris qu’il était de notre race de nyctalopes. Je lui ai demandé s’il avait autre chose pour la nuit. Avec une rare gentillesse, il nous a fortement conseillé d’aller aux Bains-Douches pour un concert privé de Kid Créole and The Coconuts. Au cas où on nous ferait des difficultés à l’entrée, on pouvait toujours dire qu’on venait de sa part. Contre toute attente, ça a marché. Non seulement le concert était formidable, mais juste après, sur la piste, j’ai touché le dos d’une des Coconuts en feignant la maladresse, une créature splendide élevée au bon grain californien. Je devais être le seul chômeur du monde avec qui elle ait eu un contact physique. Le cadavre au Bloody Mary n’avait pas daigné reparaître.
Et c’est bien ce même breuvage rouge qu’il réchauffe dans sa main sans le boire. Il me regarde toujours. Ses yeux sont les seules traces de vie dans tout ce corps raide. La moindre des choses serait d’aller le remercier pour la soirée démente qu’il nous a offerte. Et lui demander s’il n’en a pas une autre du même acabit, en réserve. Je m’approche.
— Le Bloody Mary est comment, ce soir ?
— Nul. Mais j’ai cessé de mordre tous ceux qui ne savaient pas le préparer. Ça laissait un mauvais goût dans la bouche.
— On doit vous remercier pour ce plan aux Bains-Douches.