— Mange au moins une saucisse.
Voyant que je ne me décide pas, il se descend le hot dog entre deux changements de vitesse. Je ne sais plus ce que je fais dans cette voiture, dans mes baskets rouges, avec un monsieur qui en a des blanches et qui se goinfre comme l’ado qu’il est redevenu. C’est comme s’il voulait que la fête continue. Je ne sais plus vraiment à quoi ça sert, Bertrand est là où il veut être, et Jordan et Violaine, les maudits, n’ont pas besoin d’être dérangés.
5 h 00. Fatigue. Nous avons tourné dans des quartiers où je ne vais jamais, des coins sans boîtes ni bars, il a parlé avec un tas de mecs que je n’avais jamais vus. Je ne suis pratiquement pas sorti de la voiture. Il a fait ses allers-retours un peu partout, frais comme une rose, et pas une fois il n’a manifesté un signe de découragement.
— Qui c’est, ces gens ?
— Des contacts.
Encore une réponse énervante, il le fait exprès, mais je suis trop fatigué pour jouer à ça.
— J’en ai marre, Étienne. Arrête de t’acharner, tu vois bien que ça donne rien.
— On passe au 1001, Jean-Marc a peut-être quelque chose.
Bonne idée. Un verre au 1001, tranquille.
Le chinois est assis sur la voiture garée devant l’entrée, cinq ou six mecs discutent le coup autour de lui en attendant que les derniers danseurs ne se résignent. D’ici une demi-heure, le disc-jockey enverra une valse viennoise sur la piste afin de la vider pour de bon. Ça nous laisse le temps de siroter un mescal. Jean-Marc me met une petite claque sur la joue.
— Tu sais que normalement je devrais pas te laisser rentrer. C’est le mot d’ordre dans tout Paris.
— Tu vas pas me faire ce coup-là toi aussi, merde !
Des filles dansent, seules, avec un bon temps de retard sur la musique, mais elles dansent quand même, jusqu’au bout. On s’installe au bar, le parfum fumé du mescal me revient en mémoire, Étienne commande une margarita. Je sens l’heure bleue arriver. Des Américains, au bar, s’amusent gentiment entre eux, parlent fort, ils cherchent la conversation, et c’est bien la dernière chose dont j’ai envie. Jean-Marc nous rejoint. Je lui montre la photo.
— Vous m’auriez demandé directement, au lieu de traîner dans la rue… Ce mec-là, c’est un naze, il zone dans la figuration, sur les plateaux de tournage, il vend un peu d’herbe, on lui laisse faire des panouilles rien que pour ça. C’est le genre à vendre des trucs tombés du camion, c’est un pousse-mégot, le roi de la petite gratte. Je vois pas comment il peut être pote avec quelqu’un comme Jordan. Je le connais pas mais je l’ai vu sur le tournage de mon film.
Il dit mon film pour parler d’un truc pour la télé où il jouait le rôle d’un méchant dealer d’héroïne dans le Chinatown du XIIIe. Ils l’avaient arrangé, le Jean-Marc, tout en cuir, bandeau rouge sur la tête, cran d’arrêt pour goûter la poudre, trop beau pour être vrai. Ensuite il a fait deux pubs en lutteur de sumo et une en pistolero mexicain juché sur un âne. À la suite de quoi, il a renoncé à l’idée de jouer Hamlet un jour.
— Où est-ce qu’on peut le trouver ?
— J’en sais rien, je connais même pas son nom. Mais rien qu’avec ça tu peux te débrouiller, non ?
— Si.
Les deux Américains rigolards se retournent vers Jean-Marc en poussant des petits cris, ils lui tapent sur le ventre et sur les épaules, une saine camaraderie de vestiaire, tout ce qu’il déteste en temps normal.
— Comment il va le big man !
— Hey big chief !
Jean-Marc se prête au jeu avec une bienveillance que je ne m’explique pas. Il se retourne vers moi et me dit à voix basse :
— Je les claquerais bien, ces deux crétins, mais ils viennent tous les jours, et je vais à New York en juillet.
— Et t’aimerais éviter de payer l’hôtel.
— On sait jamais. Ils sont hospitaliers, les Ricains. Et tu sais ce que ça coûte, une piaule là-bas ?
Jean-Marc nous présente les deux zigotos. Bonjour Stuart, hello Ricky. Dès qu’on leur dit nos prénoms, ils nous appellent immédiatement Steven et Tony. Ils sont complètement bourrés, l’un d’eux me demande :
— Vous êtes dans quelle branche ?
Et pourquoi pas mon poids en dollars, hein ? Encore un qui n’est pas habitué à la nuit et aux gens qu’on y croise.
Les noctambules sont discrets sur ce qu’ils font le jour, sans doute parce que la plupart d’entre eux ne font pas grand-chose. Mr. Laurence répond systématiquement « rien », comme s’il en était fier. Parfois il s’amuse à jouer les consuls ou les attachés culturels, et pas pour frimer, juste pour voir combien de temps il peut tenir le rôle avant que son interlocuteur ne se mette à douter.
— So what, t’es dans quel business, my friend ?
Le couplet de Bertrand me revient en mémoire, tout une démonstration pour dire que les diplomates sont au zénith du parasitage mondain et qu’ils vivent à plein temps le rêve absolu : représenter la France, un verre à la main, dans les réceptions officielles sous les tropiques… N’ayant pas autant d’imagination, je donne toujours la même réponse. En général ça ne soulève aucune curiosité.
— Je suis chômeur, je ne sais pas comment ça se dit, dans votre pays…
Ceux qui travaillent n’ont pas forcément envie qu’on le sache non plus. Je me souviens d’une espèce d’esthète qui s’appelait Rodrigo, grand, brun, fines moustaches, toujours avec des chapeaux excentriques et des habits de lumière, un accent hispanisant qui intriguait les filles. Le roi du Palace, Rodrigo. On l’a croisé à la Salpêtrière, le matin où Mister Laurence s’est foulé la cheville. Il portait une blouse blanche, poussait des chariots de bouffe et se faisait engueuler par l’infirmière en chef. Autre cas célèbre : Arnaud qui organise des fêtes grandioses tous les mercredis soirs, sur une péniche amarrée vers le Pont d’Austerlitz. Il porte des chaînettes enroulées autour de l’épaule droite, il danse et boit plus que ses clients, et le lendemain matin, personne ne se doute qu’il a à peine le temps de se changer pour réintégrer son bureau du ministère des finances où de très hautes fonctions l’attendent.
Pour nous, la face cachée des gens, leur double vie, c’est le jour.
L’Américain ne cherche pas vraiment à discuter, il chahute, la cravate de travers, et continue de picoler. Jean-Marc leur tient le crachoir avec une rare complaisance. En tant que parasite, je ne peux pas lui jeter la pierre.
— Tu connais quelqu’un dans le cinoche ? me demande Étienne.
— Oui, un critique, pas une grande pointure, c’est plutôt le genre fanzine destroy, mais il est gentil.
Les deux Ricains nous demandent ce qu’on boit pour nous commander la même chose, comme si on avait encore envie de boire, comme si on avait envie de boire la même chose. On ne refuse pas. L’alcool passe plutôt bien et me brûle doucement l’intérieur.
— You know what ? tu sais à qui tu me fais penser, big man ? Au chef indien dans…
— Vol au-dessus d’un nid de coucou, je sais. T’es jamais que le deux millième à me le dire.
Celui qui s’appelle Stuart a une vraie gueule d’Américain, des dents saines, un buffet gonflé aux vitamines, le genre qui aime la piscine et la défonce. Son pote parle fort. J’ai bâillé et demandé à Étienne ce qu’il avait envie de faire. La tête posée sur ses bras croisés sur le comptoir, il n’a pas répondu.