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La salle est complètement vide et, toutes les lumières éteintes, le club des irréductibles vient d’ouvrir dans la petite salle du bas. Jean-Marc a été récompensé de sa patience quand le prénommé Ricky lui a donné son adresse dans L’East Side. Beau travail. Tout de suite après, il a dit : « On peut se tirer, je croquerais bien un truc. » J’ai réveillé Étienne d’un coup de coude dans les côtes. Surpris, hagard, il m’a demandé ce qui s’était passé durant son sommeil.

— Oh ! pas grand-chose. Celui qui s’appelle Stuart a dit cinq ou six fois qu’il aimait les gens sains, il a brûlé un billet de dix dollars pour nous prouver à l’esbroufe que l’argent n’a pas de valeur, puis il a instauré une certaine paranoïa dans la conversation, il a dit que les barmen sont de formidables indicateurs, que c’est chose courante chez lui. Il a dit qu’il aurait aimé être flic, un bon flic de base, un peu pourri, comme dans les films, mais qu’il a le sentiment d’avoir raté quelque chose en bossant dans l’import export. Ricky a dit qu’il n’aimait pas les mots qu’il ne comprenait pas car il a peur d’être pris pour un con, et à un moment, il a proclamé que les États-Unis n’avaient rien à envier à la France et que les Parisiens se prenaient pour les intellectuels de l’Occident. Ensuite… Attends voir… Ah ! oui, ils sont tombés d’accord sur le fait que leur vin était devenu meilleur que le vin français, que les plans originaux de Cabernet sont américains, et que bientôt ils auront les années, que nos hamburgers sont toujours aussi dégueulasses, que le seul souci des français est de passer pour des Américains, et plein d’autres choses comme ça. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort, compte tenu de cet accoutrement que je porte depuis cette nuit. Après… Je crois que c’est tout, depuis tout à l’heure ils se refont des scènes de films avec des flics et des gangsters, et je ne comprends rien. Tu veux savoir autre chose ?

— Non.

Stuart, bourré à mort, vise la tête de son pote, le pouce et l’index tendus pour évoquer un revolver. Et en ne remuant que la lèvre supérieure, il dit :

— This is the forty four magnum, the most powerful handgun of the world, so go ahead, punk ! Be my guest. Take your chance and make my day.

L’autre répond :

— O.K. ! you got a piece ? You carry a piece ? This is a secret signal for a secret service ?

Ça se tape sur les cuisses. Stuart lève le doigt en l’air et fait :

— I want you to sweat, I want you to give some sweat, I want you to sweat.

J’en ai marre. Je fais signe à Jean-Marc et Étienne que je pars.

— Are you talking to me ? Are you talking to me ? me dit Ricky en se frappant la poitrine avec la main.

— Comprends pas, don’t understand, moi pas comprendre la langue de Shakespeare, et moi pas persuadé que ce soit la langue de Shakespeare, moi juste savoir dire fuck ! fuck you man ! yeah man ! Après, je bloque.

— J’ai faim, a dit Stuart.

— Nous, on va se coucher, j’ai dit, radical.

Une demi-heure plus tard on s’est retrouvés tous les trois devant des frites, près de la station de métro Chevaleret, dans le petit restau des livreurs de la sernam. C’est le moment que j’ai choisi pour décrire à Jean-Marc le corps de son ex-collègue du Moderne. Ça a produit l’effet escompté, j’ai récupéré sa part de frites et l’ai engloutie avec bonheur.

* * *

Chez Étienne, je n’ai pas tergiversé longtemps sur la question du sommeil, son bien-fondé, son urgence, j’ai juste perdu connaissance pendant que je réglais le réveil pour 9 h 30. Quarante-cinq minutes de voyage intérieur où j’ai intensément rêvé de mon propre corps, j’ai vu mes os reprendre leur taille réelle, mes neurones passés au peigne fin et mon cœur émerger des entrailles pour retrouver sa place originelle. Sans réveiller Étienne, j’ai fait un café serré qui a fait le reste du boulot et j’ai téléphoné chez Sébastien, le critique de ciné.

Je l’avais connu à la fac, à l’époque où il avait la ferme intention de devenir producteur et racheter Hollywood. En attendant, il a survécu, comme nous tous, grâce aux tickets de restau-U. Ensuite il a fait deux courts métrages underground qu’il se démenait pour imposer dans les festivals, puis il a trouvé ce job de journaliste. Sa fiancée m’a dit qu’il était en projection, dans une salle des Champs-Elysées, sans savoir où il allait ensuite.

Une avant-première de film. La projection de presse en présence de toute l’équipe, suivie d’une espèce de buffet dînatoire, vers midi, avec tout ce qu’il faut de champagne pour s’attirer les bonnes grâces des critiques. Ça m’a rappelé des souvenirs agréables. On a toujours aimé ça, Bertrand et moi, c’était une des rares occasions de commencer la soirée à midi. On arrivait vers dix heures du matin, on s’affalait dans des fauteuils en s’amusant du spectacle de la profession qui se retrouve et s’embrasse, et puis, c’était au choix : on en profitait pour s’abandonner à une rare qualité de sommeil pour écluser un reste de ténèbres. Ou bien on regardait le film, juste pour en parler en société des mois avant tout le monde. Ensuite on bâfrait. On congratulait. L’après-midi passait en un clin d’œil et nous étions déjà bien chauds et fin prêts pour attaquer la soirée. Je me souviens de l’époque où une chaîne de télé laissait ses studios ouverts au public pendant l’enregistrement des jeux à la con où des gens répondent à des questions pour gagner des objets. Trois jours par semaine de 10 heures à 18 heures. On y passait pour une petite sieste, pour une tournée de rigolade, pour rien du tout. Mais, pas chiens, on leur faisait une claque enthousiaste. À cette époque, notre seule occasion de regarder la télé, c’était en salle.

Pathé Marignan, 10 h 05. Le film a commencé pile à l’heure. Je dis à l’attachée de presse que je suis le pigiste de l’info cinéma pour une chaîne câblée, lui donne mon nom, le vrai. Elle me laisse entrer en me donnant un tee-shirt de promotion avec le titre du film imprimé sur la poitrine et dans le dos. Je me serais bien passé de la séance mais comment jouer le critique crédible en arrivant pour le générique de fin. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, j’inspecte les derniers rangs au cas où Sébastien aurait eu la bonne idée de s’y coller mais j’abandonne très vite. Deux heures à perdre, coincé. En m’installant sur un strapontin, j’ai pris la grave décision de me laisser aller à une fiction clinquante en espérant qu’elle m’entraîne le plus loin possible.

Les applaudissements m’ont réveillé, suivis des claquements feutrés des sièges qui se rabattent. Le flux des spectateurs hagards m’emporte avec lui, un cortège silencieux, encore habité par des images qu’on chasse en se frottant les yeux. J’ai dû rater un bon film. Sébastien m’attrape par le bras et allume sa clope.

— Comment t’as trouvé, Antoine ?

— Je suis encore dedans, je peux pas dire. En fait, c’est plutôt toi que je venais voir.

— T’as le temps de boire un coup ?

— Non.

— Me dis pas que t’as des horaires et que t’as laissé tomber les petits fours.

Il serre la main à des collègues, échange quelques bons mots à usage interne.

— Alors juste un… dis-je.

Formule stupide qui m’a échappé. Je me suis fait l’effet d’un pauvre bougre qui se sent glisser sur la pente coupable des soirs de paie. Alors juste un

Deux coupes qu’il confisque à d’autres mains, moins rapides. Encore quelques embrassades obligatoires. Je ne peux pas l’accaparer pendant qu’il fait son boulot.

Je me laisse tenter par une seconde coupe qui m’est apparue sans que je la cherche, et la descends en deux traits. Est-ce que cela voudrait dire que je suis définitivement guéri. Ou définitivement foutu. J’essaie de l’emmener dans un endroit discret pour lui montrer la photo, mais il se laisse happer par ses collègues, prend des notes et s’assure toutes les cinq minutes que j’ai bien de quoi boire et manger pour me faire patienter. Et ça m’énerve. Le fait d’être systématiquement réductible à un gentil parasite qui a le gosier en pente commence à me peser. Surtout depuis que le cloporte s’est mis à fréquenter les sangsues. Je l’attrape par le bras, à bout de patience.