— Je t’envie, Antoine… rien à penser qu’à faire la fête. C’est bien toi le plus heureux, tiens… Tu m’excuses mais moi j’ai du travail.
Il a sournoisement appuyé sur le dernier mot.
Travail.
Je l’ai laissé repartir vers ses collègues.
Travail.
J’ai accusé le coup et me suis assis sur les marches du cinéma, comme sonné, une coupe vide en main.
Travail ?…
C’est bien ce qu’on dit des parturientes prêtes à expulser la vie ? C’est ce truc qui passe avant même la famille et la patrie ? C’est bien ce machin qui rend libre, d’après les nazis ? C’est bien ça, le travail ? Et c’est toi, petit homme, qui vas me faire tout un catéchisme sur le principe de réalité ? Rien qu’en deux syllabes ?
Le travail ? Quand, dès l’enfance, les cours de lettres contredisent ceux de mathématiques. Quand le rêve n’est pas une science exacte. Quand on ne sait plus comment aimer la vie quand on va au cinéma. Quand il ne reste plus qu’à attendre les petits matins plutôt que les grands soirs.
Travail.
Ça durera le temps que ça durera, mais je continuerai à m’immiscer dans les sécrétions huileuses de la machine, les parois graisseuses du système, en pensant que le champagne est la réponse à toutes les questions et que la fête est le dernier rempart contre le travail.
Ce que tu ne soupçonnes pas, petit homme qui se fout de ma gueule, c’est qu’à l’instar du labeur, la fête ne s’arrête jamais non plus. Que si l’on a du mal à cerner l’essentiel, il nous reste une chance d’essayer avec le futile. Comment te raconter qu’un soir plein de flonflons et de folie ébrieuse, j’ai vraiment cru, juste quelques secondes, posséder l’être du monde. Ces rares moments de grâce où tout s’imbrique sans qu’on sache vraiment quoi, peut-être un riff de guitare, un sourire inconnu, le regard d’une belle, deux coupes qui s’entrechoquent, une petite phrase impeccable, la brutale évidence d’avoir un ami. Ça arrive sans prévenir, ça dure le temps d’une étincelle, et ça s’oublie au réveil. C’est pour la retrouver, chaque soir, que je furète. En sachant mieux que personne que le piège du lendemain m’attend déjà, béant, les mâchoires grandes ouvertes.
Les gens s’en vont, on remballe. Sébastien me dit qu’il a une autre projo, qu’il est pressé. Je lui montre la photo. Il ricane :
— C’est pas en te faisant copain avec des zozos comme ça que tu vas grimper au box-office.
Il m’a proposé de rappeler chez lui en fin d’après-midi.
6
En entrant dans le Hard Rock Café, sur les coups de 21 heures, je n’ai toujours pas trouvé de réponse à la question : comment déjouer la vigilance d’un sumotori sans bousculer son centre de gravité ? Il est là, tout seul, sans les habituels compagnons de route dont il aime s’entourer, devant un capuccino et un bouquin. Point de mire des curieux qui chuchotent aux tables voisines. Ses cheveux fins et noirs, dénoués, lui tombent sur les épaules et lui donnent l’air d’un Sitting Bull fatigué de la folie des visages pâles qui le verraient bien dans une réserve.
Mezzo voce, Jean-Marc a remis Gérard sur le tapis. D’après lui, personne n’est encore au courant de sa disparition.
— Encore heureux que t’as quinze témoins barbus pour dire que t’as pas fait le coup, au cas où on saurait qu’il t’avait menacé de mort et que tu lui as pété sa meule. Il a envie d’en parler, moi pas. Durant toute la conversation j’ai cherché une monnaie d’échange contre le service que j’allais oser lui demander. Nous ne sommes pas assez copains pour que je joue l’affect, pas assez étrangers pour lui proposer le fric qu’il n’accepterait pas.
Depuis bientôt cinq jours que je m’abîme dans cette embrouille, il me regarde tomber, presque en voyeur, et ce soir je dois lui demander de faire un petit bout de chute avec moi.
— J’ai l’adresse perso du type sur la photo, j’ai essayé d’appeler à son boulot mais ça n’a rien donné.
— Et alors ?
— J’ai plus le temps, demain j’ai rendez-vous à midi avec un vieux qui va me demander des comptes sur Jordan, et moi sur Bertrand. Le vampire a disparu et son hystérique aussi, il sait que je le cherche, il se planque, plus question d’écumer les rades en espérant le cueillir pendant qu’il descend son Bloody Mary, j’ai plus que ce gars-là.
— Et alors ?
— Et alors… Tu prendrais pas un cheesecake, ou un brownie ?
— Pas faim, et faut que j’ouvre la boîte dans trois quarts d’heure.
— Et si le brownie t’allais te le taper là-bas, 42e Rue ? Le vieux me donnera du fric, et demain, je file à la Panam pour réserver un vol, et je te prends une chambre au Chelsea juste pour un week-end.
Il s’est laissé le temps de la réflexion, avec, dans ses yeux bridés, quelque chose comme une insulte. Je ne sais pas manier la carotte, mais lui sait manier le bâton.
— Tu t’y prends mal, Antoine. J’aime pas ça. T’es demandeur, alors accouche, et fais-la courte.
— Je dois rendre visite à ce mec et j’ai besoin de toi comme…
— Comme argument de persuasion.
— De dissuasion, plutôt.
— Merci. T’es pas le premier qui me demande, mais d’habitude ça serait plutôt une bagnole à récupérer ou un magnétoscope.
Silence.
— Tu connais ma réputation, Antoine. C’est quoi ma réputation, Antoine ?
— « L’homme qui n’a jamais eu besoin de coller une seule baffe de sa vie. »
— Exact. Et compte pas sur moi pour foutre dix ans d’image de marque en l’air.
— T’auras rien à faire. Juste être là.
— New York, j’y vais pas avant juillet, et j’ai déjà mon bifton, et j’irai squatter chez les deux Ricains bourrés de ce matin. T’es mal barré.
— Déconne pas, Jean-Marc. Tu me vois faire peur à qui que ce soit, avec mes petits poings nerveux ?
— La violence, tout de suite… Propose-lui du pognon, avec un peu de bol c’est peut-être un vénal. Remarque, t’as de la chance dans ton malheur, c’est pas le genre à appeler les flics, avec les trafics qu’il fait. Et peut-être qu’il est pas vraiment pote avec Jordan. Propose-lui un billet pour New York.
— T’es con.
— Vas-y avec Étienne, il t’aime plus que moi. Lui aussi, il a des arguments. On sait pas trop lesquels, mais ça marche toujours.
— J’ai évité de lui en parler, il aime pas ça.
— Quand est-ce que tu te démerderas tout seul, Antoine ?
Il se lève en grognant puis se met un élastique dans la bouche et rassemble ses cheveux.
— Tu me lâches ?
— Non, je vais passer un coup de fil à un pote qu’a les clés du 1001.
Un septième étage près de la mairie du XIXe, pas loin des Buttes-Chaumont. Le gars n’est pas là et ça fait presque une heure qu’on l’attend dans la cage d’escalier en gardant une main sur la minuterie qui découpe le temps en tranches de lumière de trois minutes. Jean-Marc a eu tout le loisir de me raconter ce qu’il allait faire pendant ce week-end bonus à New York City. Il m’a extorqué un jour de plus, un vol en classe affaire, et un petit peu d’argent de poche pour faire la tournée des boîtes, parce que là-bas, il paye son écot, comme tout le monde, et ça le dépayse. Malgré tout, je me plais à penser qu’il n’aurait pas rendu ce service au premier venu. Et qu’il le fait, aussi, parce que je suis un peu moi, une espèce d’Antoine qui joue les méchants par procuration et les détectives aux petits pieds.