À force d’attendre dans le silence de cet escalier en béton, tout près du vide-ordures, on finit par oublier l’heure et le dehors, on chuchote des trucs en essayant de se calmer, de penser à autre chose. Jean-Marc est là, vautré sur les marches qui lui cassent les reins.
— Tu sais, Antoine… New York, c’est un truc spécial, pour moi. C’est la seule ville qui fasse des pantalons à ma taille. Quand je rentre dans un magasin on me regarde comme un client, quand je me balade dans la rue on me regarde plus du tout, et ça repose. Ils laissent une place aux bizarres, à tous les hors gabarit. C’est leur côté king size. Des comme moi, ils en ont.
— Tu dis ça mais t’aimes bien le petit air inquiet du quidam qui traverse la rue pour te laisser le trottoir entier.
— Tu crois ?…
On a parlé, longtemps. Puis on s’est murés dans le silence, par ennui, j’ai même cessé d’appuyer sur la minuterie. J’ai gardé une oreille vers l’ascenseur.
Pour m’évader de cette cage d’escalier froide et nue, je repense à tout ce confort qui m’attend, cet été. Qui nous attend, Bertrand et moi. Notre combine pour partir en vacances sans quitter Paris. Durant l’exode estival, des gens nous laissent les clés de leur appartement. Et pas par grandeur d’âme, non, ils se sentent sécurisés à l’idée qu’on relèvera le courrier, qu’on le réexpédira, qu’on nourrira les chats, qu’on sortira les chiens, qu’on aérera, qu’on s’occupera des plantes avec amour, et qu’on répondra au téléphone, soit pour transmettre les messages urgents, soit pour éloigner d’éventuels cambrioleurs qui bossent dur pendant la période. Tout le monde est content, l’été dernier nous avons même eu du mal à satisfaire la demande, on s’est partagé le boulot. Le parasitage utile. On assure nos prestations avec un zèle inouï, et on se vautre dans les lits, on se repose, on tape dans les congélateurs qu’on nous laisse pleins, on fait des économies, et avec nos points de chute disséminés un peu partout, on ne prend plus un seul taxi. En attendant le second mois chaud de l’année, septembre et ses inaugurations, ses réouvertures. De quoi faire le plein de champagne en attendant les heures noires et la bise automnale.
Brusquement, vers les 2 heures du matin, il s’est massé les côtes, furieux, en disant que sa nuit de boulot était foutue. J’ai cru à nouveau qu’il me lâchait.
— Y en a marre ! Mais qu’est-ce qu’il fout ce con !
Sans comprendre, je l’ai suivi sur le palier, il a toqué de nouveau à la porte avec une rare violence. J’ai eu peur que le bruit ne réveille le locataire d’en face. Jean-Marc a tâté vers les gonds de la porte en bois puis vers la serrure.
— Arrête tes conneries, Jean-Marc, on a qu’à repasser.
— Ta gueule.
C’est ce que j’ai fait, tout de suite. Dans l’état où il s’est mis, je pourrais bien recevoir la première baffe de toute sa vie, ruiner sa légende, et il s’en fout totalement. De taureau assis il s’est métamorphosé en taureau furieux, comme ça, sans prévenir. La porte fléchit en haut et en bas quand il y appuie le poing. Il prend son élan et fait craquer la serrure dans un bruit sinistre, puis m’attrape par le col et me pousse à l’intérieur. Pas eu le temps de le dissuader. Il a allumé la lumière et bloqué la porte avec une chaise. Puis il s’est mis à soupirer d’aise.
— C’est ce qu’on aurait dû faire tout de suite, bordel.
Il a soupiré encore, soulagé, quelque chose comme un sourire lui est revenu aux lèvres.
— C’était sa porte ou sa gueule. J’ai fait le bon choix, non ? On n’est pas mieux, ici, hein, mon p’tit Toinan ?
Le ici est un ramassis de bordel qui traîne par terre, sur deux pièces. Des cartons pleins, un canapé en cuir, un répondeur, des disques en pagaille, une bibliothèque encastrée dans le mur, un coin kitchenette. Jean-Marc passe un coup de fil à son collègue pour lui dire qu’il ne viendra pas cette nuit. Puis va faire un tour dans la chambre, d’un pas léger qui slalome entre les cartons, sans se douter une seconde que la violation de domicile est un truc que le sens commun réprouve. C’est bien fait pour ma gueule. Moi, le parasite, qui aime s’insinuer chez les gens par le biais, sous leur nez, je me retrouve devant le fait accompli, avec une serrure fracassée sur la conscience. Qu’est-ce que j’avais imaginé ? Qu’en faisant appel à Jean-Marc j’aurais la garantie que ça se passerait façon gentleman agreement ?
Sans savoir quoi faire, je m’assois un instant sur le canapé. Jean-Marc ne revient pas et ça finit par m’inquiéter. Je me relève ; tourne en rond, fais des gestes en l’air, comme si je parlais avec mon avocat. Tout à coup, j’entends des cliquetis bizarres et une espèce de musique à faible volume venant de la chambre. Je m’y précipite en imaginant le pire. Plus besoin de l’imaginer, il est là, sous mes yeux.
Le gros cheyenne, affalé sur un matelas recouvert de draps noirs. Les bras croisés sous la nuque. Les yeux rivés sur une télé géante où défile le générique d’un western.
— Ce mec a une de ces vidéothèques… il dit.
Je reste là, consterné.
— Hé ! Toinan, tu peux regarder dans le frigo ? Je me ferais bien un Schweppes. N’importe quoi, un jus de fruit. Fait une chaleur d’enfer, ici.
Henry Fonda, sur l’écran.
Je ne sais pas si c’est la chaleur, mais je me mets à transpirer, à trembler. C’est bien fait pour ma gueule. On pense connaître les gens, on leur demande un service, et on ne se doute pas une seconde qu’on va déclencher des phénomènes imprévisibles et terrifiants. Jean-Marc, je ne l’ai jamais connu que dans l’encadrement d’une porte de boîte de nuit, peinard, en plein boulot, inspirant le respect au tout-venant. Et je le vois là, tout aussi peinard, après une intrusion en règle.
— Tu veux pas ouvrir la fenêtre ?
— … Excuse-moi de te dire ça mais… tu… tu crois pas qu’on charrie un peu…
— Qu’est-ce que t’as, encore ? C’est pas le roi de l’incruste qui va se mettre à freiner maintenant. Il est trois heures du mat’, s’il arrive ton zozo, c’est pas parce que je mate une cassette qu’il va choper les plombs. Putain ce qu’il fait chaud, ici…
Terence Hill sur l’écran.
— J’suis sûr que si tu fouilles bien tu vas trouver une enveloppe d’herbe planquée quelque part. Roule-toi un joint, ça va te détendre.
Je retourne vers le canapé sans prendre la liberté de m’y asseoir.
— Et tu penses à mon Schweppes, t’es gentil.
4 h 20. Une bouteille de vodka, un verre. Je n’ai pas osé bouger du canapé, en sursautant les deux ou trois fois où l’ascenseur s’est mis en marche. Mais quelque chose s’est calmé, à l’intérieur. La vodka m’y a aidé. Jean-Marc continue de se goinfrer d’images et de lait frais. Avant de changer de film, il s’est même tartiné un sandwich au peanut butter. Pour tromper mon angoisse j’ai fouillé dans les cartons et je n’ai rien trouvé que des bibelots, des gadgets dans leurs boîtes d’emballage, des vêtements en cuir, neufs, avec leurs étiquettes et tout un bocal de barrettes magnétiques blanches qui font bip-bip en sortant des magasins. Pas de trace de dope. Pas d’agenda ni de carnet d’adresses. Dans la bibliothèque, j’ai feuilleté des livres d’art reliés cuir, que personne n’avait jamais ouverts avant moi. Au-dessus, trente exemplaires immaculés du Larousse du cinéma. Et puis, au milieu de tous ces rutilants volumes, une vieille chose à la tranche jaunie.