Une sorte de vieux manuscrit tapé à la machine, avec une couverture en carton couleur pisseuse, relié par des pinces. Une odeur de papier presque moisi. Celui-là avait été lu, relu, corné et épluché à travers les âges. En page de garde, j’ai lu :
Ça m’a vrillé les entrailles, d’un coup.
Sous le titre, le nom de l’auteur de la thèse : Robert Beaumont. Une date : 1958. Sur la page suivante, des remerciements à plein de gens, des professeurs, des universitaires, et le directeur de l’école freudienne. Juste en dessous, une citation en italiques tirée de Dracula de Bram Stocker.
J’en ai oublié tout le reste.
Je me suis passé la main sur ma cicatrice.
Et j’ai lu.
J’ai lu sans comprendre, je n’ai pu que percevoir çà et là le sens de certaines phrases qui s’échappaient de l’imbrication du raisonnement psychiatrique. Un langage de spécialiste, méticuleux, sentencieux souvent, un langage qui vous regarde de haut et qui se donne avec peine. J’ai lu avec la sensation d’avoir raté les épisodes précédents, que ça n’avait pas été écrit pour moi. Une autre violation de domicile où je me suis retrouvé coincé à l’intérieur, pris au piège, sans pouvoir en sortir. J’ai lu avec rage.
Globalement j’ai compris que l’auteur prenait des phénomènes tirés de l’imagerie classique du vampire pour établir des analogies avec une variété choisie de maladies nerveuses. Nosferatu version Freud. Loin de cerner le détail, je me suis raccroché à quelques points précis qui m’ont plus parlé, à commencer par le non-regard dans le miroir.
Le refus de sa propre image. Ça semble être un symptôme presque banal chez des sujets traumatisés par l’abandon. N’ayant pas été reconnu, il ne se reconnaît pas non plus, et il a besoin du regard de l’autre pour comprendre qu’il existe. Violaine et ses yeux fixes.
Puis, tout un chapitre sur la symbolique de la morsure, sur le désir de l’autre dont on se nourrit. Le toubib a brodé sur le thème, en s’amusant parfois, avec des envolées lyriques et des métaphores sanguinolentes. Ça m’a fait l’effet d’un onguent sur la plaie de ma morsure, Jordan et Violaine sont redevenus humains, tarés mais humains, et ça fait du bien de les voir sortir du fantastique pour tomber dans le médical, même violent. Parce qu’on a beau aimer le mystère des gens et les personnages à clés, on se sent pourtant soulagé de ne trouver qu’un peu de poussière dans leurs tiroirs, comme dans tous les tiroirs. Des vieilleries dans leurs armoires. Et, dans leurs placards, des vieux trucs enfouis qu’ils n’ont jamais réussi à fourguer. Jordan et Violaine, le vampire et la vamp, des perturbés parmi tant d’autres, mais qui en jouent, qui ont pris le parti de s’en amuser, des poètes désaxés ou des chiens qui ont peur et qui s’évanouissent dans la nuit après avoir mordu.
Le toubib avait gardé le meilleur pour la fin, tout un laïus habile sur le refus névrotique du jour. Là, j’ai vécu un petit moment de bonheur, j’ai fêté ça à la vodka. Elle était là, la maladie, celle que j’avais moi-même perçue chez Grégoire et les autres, mais avec mes mots à moi, tout seul, comme un grand. Il m’avait suffi de l’approcher, de la voir naître et éclore chez les paumés du point du jour.
C’est là où j’ai eu la trouille et que le manuscrit m’a brûlé les doigts. Brusquement il m’a fait horreur. D’élixir il est devenu fiel, parce que j’ai réalisé, presque trop tard, que tout ça parlait aussi de moi.
— Espèce d’enfoiré, je te dérange ?… Ordure de merde…
La chaise près de la porte fracassée est tombée à terre, et tout de suite après : les yeux du type ivre de rage. Pas eu le temps de réagir, il a gueulé fort. Moi aussi, pour appeler Jean-Marc, mais le type a vite saisi le premier truc qui lui tombait sous la main et l’a brandi en visant ma tête. Jean-Marc n’arrive pas, on m’empoigne par le col et me plaque contre le mur.
— Je vais t’éclater la gueule !
Je me suis protégé le front, et j’ai gueulé le nom de Jean-Marc.
Et puis, plus rien.
Rien.
Le blanc.
Je n’ai plus senti la pression de son poing sur ma gorge. J’ai pu voir ses bras ballants. Et ses yeux épouvantés, ailleurs, très loin, vers la chambre.
La vision.
Vision d’une créature dorée et lisse. Magnifiquement ronde. Aurifiée. Scintillante. Le halo de lumière qui en émane est du même or et irradie la pièce.
BOUDDHA.
Les yeux bridés et mi-clos, ceux d’un roi Mongol prêt à toutes les cruautés. Sa natte lui caresse le cou. Juste après l’apparition, il s’est assis sur le tapis, léger comme une feuille morte, et a déroulé ses jambes avec une lenteur éléphantesque. Pour se statufier, enfin, en bonze nu.
Majestueux.
J’ai entendu le bruit métallique de la matraque en métal de notre hôte tomber sur le carrelage.
L’apparition m’a terrassé autant que lui.
Jean-Marc, en slip. À peine sorti du sommeil. Engourdi de chaleur. Immobile. Il se redresse un peu pour bâiller et s’étirer. Le slip a disparu dans les chairs. Bouddha est nu.
J’étais pourtant habitué à sa silhouette…
Juste après la stupeur, l’angoisse. Le type s’est mis à trembler, cloué au sol, il a voulu geindre quelques mots absurdes. J’ai mis un bon moment à comprendre qu’en fait il ne faisait que me supplier afin qu’il ne le touche pas.
Jean-Marc, toujours muet et immobile, émerge mollement d’un bon petit roupillon.
— Je vais rien piquer ici. Je vais même pas tarder à me tirer, j’ai fait.
— Et… Et Lui… vous… l’emmenez avec vous ?
— Je sais pas. C’est un peu comme il veut.
— … Bien sûr… Comme il veut…
— Il aimerait bien savoir comment tu connais Jordan, qu’est-ce qu’il fout dans la vie, et où on peut le trouver.
— Jordan oui Jordan Régnault bien sûr oui l’internat de la Pierre Levée dans la Somme en 1969 sortie en 78 il vit dans des hôtels je lui garde ses affaires il passe ici des fois.
C’est la première fois que je vois un mec en train de frire de peur. Il va nous péter dans les doigts si on ne le calme pas un peu.
— On va y aller doucement. Tu recommences tout, en clair, avec plein de détails.
— Peux… pas… Aidez-moi…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Qu’il se… qu’il se rhabille.
Compréhensible. J’essaie d’imaginer le gars qui rentre dans son sweet home à 5 heures du matin et qui tombe sur un lutteur de sumo à poil sortant de son lit pour se vautrer sur son tapis.
— C’est délicat. Personne ne lui a jamais dit d’aller se rhabiller.
— S’il vous plaît !
Je fais un signe de tête à Jean-Marc, doucement sorti du coaltar. Il enfile mollement son tee-shirt 4 XL et son Levi’s géant. On attend un moment que l’agité se calme.
— Alors, Jordan ?
— On s’est connus au pensionnat, Violaine et lui étaient orphelins.
— Violaine ?
— Sa sœur.
— Hein ?
— Sa sœur jumelle.
— Tu te fous de ma gueule ? Tu trouves qu’ils se ressemblent ?