— Vous énervez pas, pitié ! Ça va l’énerver, Lui aussi. Je vous jure de me croire ! C’est des faux jumeaux, c’est pas des monozygotes comme ils disent, mais c’est quand même vrai.
Bien sûr que c’est vrai. C’est même lumineux. Comment un truc aussi évident a-t-il pu m’échapper !
— Ils viennent d’une famille bourge, leurs parents sont morts quand ils avaient six ans, on les a collés dans une pension chicos.
— Parce que toi, t’as vraiment l’air de sortir d’une pension chicos.
— Mais je vous jure que c’est vrai !
— Continue.
— Les garçons et les filles étaient séparés. Violaine était déjà bien déjantée à l’époque, on la montrait à des spécialistes, elle voulait voir que son frère, et lui, il la protégeait comme un furieux, déjà tout môme il piquait des crises quand on lui laissait pas la voir. Toutes les nuits il faisait le mur pour aller la retrouver, ça m’avait frappé, et moi je l’enviais d’être assez gonflé pour faire des trucs comme ça. Toutes les nuits, entières. Il récupérait pendant les récrés, il dormait en classe. Il avait pas vraiment besoin d’écouter, c’était une tronche, Jordan, on était des débiles mentaux à côté de lui. Avec moi, il parlait, mais pas beaucoup, sorti de sa sœur il cherchait pas vraiment à communiquer, paraît que ça arrive, avec les jumeaux. À la majorité, les tauliers ont pas été fâchés de les voir partir.
— Et depuis ?
— Ils zonent la nuit, je les ai plus jamais revus en plein jour. Pas d’emmerdes de fric, ça doit être la rente familiale, ils ont des thunes, les Régnault, mais ils sont discrets dès qu’on touche à ces trucs-là. On se voit de temps en temps. Ils changent d’hôtel souvent, toujours sans bagages. Il m’a demandé de lui garder des affaires.
— Ce manuscrit, c’est à lui ?
— Ouais. Il y tient. C’est ça qu’a dû lui monter à la tête, ces histoires de Nosferatu j’y pige rien, des fois je les entends dire des trucs sur les morts vivants. Je savais bien qu’à force de mordre des gens, ils finiraient par s’attirer des histoires. Déjà que la frangine est du genre à coucher facile, ça en fait des mecs à mordre dans Paris. Dès qu’il la laisse toute seule elle fait une connerie. Elle m’a toujours foutu la trouille, Violaine. Et lui il fait tout pour pas qu’on l’interne pour de bon. Il y a cinq ou six ans, il l’a sortie de l’hosto psy par tous les moyens, depuis il fait gaffe, ils sont toujours un peu clando. Seulement des fois, la provo va un peu loin, et ça dérape. Je peux rien dire de plus… Il va me croire ?
— Cette pension, elle est où ?
— Elle est rasée depuis dix piges, ils ont même plus d’archives si c’est ce que vous pensez. Je sais même pas où sont les grands-parents, s’ils vivent encore.
Jean-Marc se passe le visage sous le robinet. Après ce que je viens d’entendre, je devrais en faire autant.
— T’oublies le principal. Ton pote Jordan, tu vas nous le livrer comme un paquet cadeau. Et quand je dis nous c’est surtout Lui qui veut.
— Leur dernière adresse, c’était l’hôtel de France, vers République. Ils ont peut-être changé, j’y suis pour rien… Je sais plus quoi vous dire…
Sans qu’on lui demande rien, il a ouvert des cartons avec des objets, des bouquins, des affaires de gosses, rien d’écrit, aucun renseignement précis.
— Tu connais les fêtes de la rue de la Croix-Nivert ?
— Non.
Il fait jour. J’ai le sentiment qu’il a balancé tout ce qu’il savait et qu’on ne pourrait plus rien en tirer.
— Qu’est-ce que vous… comptez faire ?
— À propos de quoi ?
— De moi…
— J’hésite entre donner ton adresse aux flics et Lui demander de rester ici avec toi des fois que Jordan ferait signe, ou des fois que t’aies dans l’idée de le prévenir. T’as une préférence ?
— Oui.
Pas besoin de demander laquelle. Jean-Marc a éclaté de rire, l’autre a sursauté.
L’heure bleue s’étire. C’est dimanche. La voiture balaie en douceur des bordées de trottoirs vides avec çà et là quelques percées ocres. Un jogger tenace nous rattrape de feu en feu, l’odeur chaude des croissants de Jean-Marc nous maintient éveillés, elle appelle le café qui nous attend au 1001. Aucun de nous ne se risque à la moindre parole, j’allume une cigarette en essayant d’imaginer Bertrand, et je le vois, bondissant du lit, sous une douche bien chaude, ravi à l’idée de me revoir d’ici quelques heures et reprendre la vie d’avant. Juste un rêve dans mes yeux gonflés de fatigue. J’en saurai plus sur les coups de midi. Pour l’instant, j’ai besoin d’une petite heure. Rien qu’une petite heure d’oubli au 1001, sur un tabouret, avec mes potes, le temps de me retrouver et de faire le tri.
L’heure bleue. C’est l’heure où les vampires rentrent dans la tombe, l’heure idéale pour les cueillir, à peine endormis. Il me suffirait d’entrer avec un crucifix brandi haut, paré d’un collier d’ail, d’ouvrir grand les rideaux et les faire griller au soleil, les asperger d’eau bénite, les achever avec un pieu dans le cœur.
On se réfugie dans le club des irréductibles, Jean-Marc se renseigne sur les affaires courantes, sa nuit d’absence. Étienne m’attend avec un cintre posé sur le bar. Mon costume neuf, propre, ma chemise. D’un geste éloquent, il me fait comprendre qu’il subit la conversation de Stuart et Ricky, hilares. J’aurais pu me passer de l’accueil de ces deux loustics increvables qui ont décidé de prendre pension ici. Ils me tapent dans le dos, familiers, intempestifs, prêts à faire les cons jusqu’à midi. Mon seul désir étant de les expédier d’un coup de pied au cul par-dessus l’Atlantique, genre Concorde, afin qu’ils aillent perturber la journée des fêtards Yankees. Ces mecs sont encore réglés sur leur fuseau horaire.
— D’où tu viens, imbécile, ça fait trois heures que je vous attends.
— Je sais où est Jordan.
— Quoi ?
Stuart gueule : « Mescal ! Mescal for Tony ! » Il ajoute, avec l’accent chicano : « Check it out ! Check it out ! » Je grimace un sourire, ils ne comprennent pas que j’ai envie de les mordre, je prends le cintre et pars me changer dans les toilettes. Au passage, je m’asperge le visage et le torse avec de l’eau glacée. Je balance ma paire de baskets et passe la chemise qui sent le frais.
Mais les Ricains m’attendent, un verre à la main, ils sifflent en me voyant apparaître, tout neuf, en noir et blanc : « Hey Docteur Jekyll ! » ils gueulent. Le patron du 1001 les regarde, énervé, et j’ai bien l’impression qu’il va les virer lui-même.
— Je dois parler à mon copain, mon copain Étienne, I’ve got to talk to him, you understand ?
Ça les dégèle d’un coup, fini la rigolade. Je commence à réaliser que dans ma vie d’avant, ma vie de mortel, il m’est arrivé d’être aussi chiant qu’eux, insouciant, cherchant à tout prix que ça continue, et que ça continue, pour ne plus en voir le bout. Que j’ai usé les gens qui avaient une vie et des choses à faire. Comme vexés, ils s’éloignent et commandent d’autres verres au comptoir. C’était ça ou les explications en règle, à coups de baffe, et au point où j’en suis, je n’aurais pas vu d’inconvénient à me farcir deux petits golden boys en goguette dans la vieille Europe. Étienne m’agrippe par la manche et me tend une tasse de café.
— Dans un hôtel, à République, je dis.
J’empoigne le manuscrit qui traîne sur un tabouret.
— Tout gosses ils étaient déjà noctambules, des mômes traumatisés par la mort des parents, Jordan a lu ce truc, c’est à ce moment-là qu’il s’est mis à jouer les vampires. C’est tordu mais ça colle.