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— Et qu’est-ce que le vieux vient faire là-dedans ?

— À mon avis, il m’a embobiné dès le départ en disant que Jordan voulait le buter. Et je me demande si ça ne serait pas plutôt l’inverse. J’ai rencard avec lui à midi.

Quelqu’un vient de mettre un petit Solo de trompette triste à mourir, un truc qui sent la dernière cigarette et le manque de perspectives. Je demande à Jean-Marc s’il n’a rien d’autre en stock.

— Mais, entre-temps, je vais faire un tour à l’hôtel de France.

Jean-Marc s’assoit devant un grand bol de café, les deux Américains viennent lui tapoter le ventre. Pour se tirer de leurs pattes, il va mettre une cassette de blues dans le magnéto. Une mélopée de l’aurore qui dit : « Woke up this morning… » J’ai l’impression que tous les blues commencent par ça : « Me suis levé, c’matin… »

Et moi qui demandais un truc moins morbide…

Me suis levé ce matin, et un tas de merdier m’est tombé dessus…

Comme si tous les ennuis du monde venaient de là, rien que parce qu’on commet l’erreur quotidienne de sortir du lit. Les deux Ricains semblent connaître, ils déchiffrent les paroles qui nous étaient inconnues à ce jour.

Woke up this morning…

Ne jamais se lever. Ou ne jamais se coucher. Au choix.

Bizarrement ça me rappelle des souvenirs de lycée. Pas le blues, plutôt les lettres classiques. Il me semble bien qu’Hamlet en personne évoquait la question, déjà. Le doute le plus célèbre du monde. Est-il noble de se lever le matin en sachant déjà tous les emmerdements qui vont suivre. Est-il lâche d’aller se coucher, de dormir jusqu’à en crever, et dire au revoir à tout ce qui nous bouffe l’existence ? C’est là la question.

Woke up this morning…

— Remarque, on peut juste passer faire un tour. Histoire de voir s’ils y sont vraiment, tes vampires. Sinon t’auras l’air fin avec ton pétard mouillé, fait Étienne.

— Ça veut dire que tu m’accompagnes ?

— J’attendrai en bas avec la tire.

— Je sais que tu ne me répondras pas aujourd’hui, mais promets-moi qu’un jour tu m’expliqueras.

— Quoi ?

— Pourquoi tu me suis. Pourquoi tu me précèdes, même.

— Post-mortem. Mais d’ici là, va pas t’imaginer des trucs abracadabrants, la réalité est toujours plus simple qu’on ne pense, et toujours plus décevante que ce qu’on avait en tête.

On se tape la paume des mains, on se lève synchrones, en riant presque. Ricky interrompt d’un coup la longue liste rauque des malheurs du bluesman. Stuart nous demande si l’on a trouvé du fun, ailleurs qu’ici. J’ai répondu oui, mais qu’on se le gardait.

* * *

Étienne coupe le contact, je prends le manuscrit et descends.

— Tu vérifies qu’ils sont là, c’est tout.

— J’ai pigé.

— C’est pas de la violation de domicile mais tu fais gaffe quand même.

— O.K. !

— Et si tu restes plus d’un quart d’heure, je monte.

J’arrive devant le veilleur, à moitié endormi, il trie des caisses de croissants. Je demande une chambre en bâillant, la plus calme possible dans ce qui lui reste, il cherche.

— Et si vous aviez des rasoirs…

Il me sort un sachet avec brosse à dents et rasoir jetable, quarante balles.

— J’ai pas eu le temps de me raser dans l’avion.

— Vous arrivez de loin ?

— New York.

Je regarde ma montre, saisis le remontoir.

— J’ai 1 heure du matin, c’est une bonne heure pour aller se coucher. Il est quelle heure, ici ?

— Sept heures vingt.

Je trifouille les aiguilles et lui demande un réveil à 16 heures. Il note, me dit qu’il faut payer d’avance quand on n’a pas de bagages, je sors mes billets.

— J’ai eu l’adresse de l’hôtel par Mr. Jordan Régnault, il a pris une chambre ici, on a rendez-vous à 17 heures dans le hall.

— Je ne suis que le gardien de nuit.

Il vérifie dans son bouquin.

— Ah ! oui, le couple… Je les ai vus passer tout à l’heure.

— On peut appeler, de chambre à chambre, ou je dois passer par le standard ?

— Non, directement par le 2, et vous composez le 43. Je vous conduis ou…

— Je vais me débrouiller.

— Hep… vous oubliez votre clé…

L’ascenseur me laisse au quatrième. Étienne sait que je n’ai pas pu m’empêcher d’aller fourrer mon nez là-haut. Il n’a pas cherché à m’en dissuader. Je me demande même s’il ne m’y a pas un peu poussé. J’avale ma salive avant de cogner à la 43, mon cœur s’emballe. Tout un spectacle refoule brutalement dans mes yeux, des cercueils, des canines gluantes, j’essaie de chasser les images, des portes qui grincent et me vrillent les oreilles, des corps qui fument, chasser toutes ces conneries, le vampire c’est moi, c’est le vieux, c’est tous les autres, pas lui, il s’appelle Jordan, sa sœur s’appelle Violaine, ce ne sont pas des monstres, juste des écorchés, des malades. Ne toucher à aucun des deux, ça rendra fou l’autre, ne pas les brusquer, leur dire que j’ai compris, que rien n’est de ma faute. Calmer le jeu. Être rationnel. Le dialogue. Le bon sens. Montrer le manuscrit. Tout expliquer. Leur dire que tout ça m’a fatigué, que leur histoire n’est pas la mienne. Parler.

De la main gauche, j’ai tapé trois coups discrets. De l’autre je n’ai pas pu m’empêcher de rabattre les maigres revers de ma veste vers le cou en serrant bien. Avant qu’il n’ouvre, j’ai eu le temps de répéter une énième fois mon entrée en matière, une phrase courte, douce, sincère.

Et j’ai foncé tête baissée dans cette faille noire qu’on m’offrait, comme happé, tout mon corps s’est choqué contre la silhouette endormie qui a roulé à terre, j’ai fait claquer la porte d’une talonnade. Noir absolu. Je ne sais même pas lequel des deux j’ai fait tomber, une voix a hoqueté à terre, j’ai tâtonné vers l’interrupteur sans le trouver. Nom de Dieu, c’était quoi, cette putain de phrase courte et sincère ? Une voix venue d’ailleurs a émis un « Jordan ? » à peine audible, suraigu, dans une pièce voisine.

Silence.

— Ils ne nous laisseront jamais en paix, petite sœur…

Une voix trop faible pour parvenir jusqu’à elle. Une légère lueur rosée nous vient de la chambre d’à côté. J’ai pu discerner le corps de Jordan, à terre, en caleçon, avec une chemise à col cassé ouverte sur un torse glabre et rachitique. Malgré sa tenue et sa posture, j’ai retrouvé ses yeux de poisson mort, sa peau blanche, et ce petit regard en coin qui se veut plus intelligent que les autres. Violaine est apparue, s’accrochant à la porte de sa chambre. Sans nous voir vraiment, elle a porté une main à son front pour retomber, étourdie, à terre. Il s’est relevé pour la prendre dans ses bras et lui caresser la tête. J’ai eu l’étrange impression de n’être plus dans la pièce. Invisible. Inutile. Oublié, déjà.

Il a sorti une boîte de pilules d’une table de chevet.

— Rendors-toi, petite sœur.

Elle avale le comprimé avec une gorgée d’eau. Je reste là sans savoir quoi faire de ma peau.

— Où on va ? elle a dit.

Sa tête tombe par à-coups, elle s’efforce de la redresser, les yeux mi-clos. En ramassant le manuscrit j’ai dit :

— Je suis venu pour vous ramener ça.

Il revient vers moi, tout près, et me dit à voix basse :

— Surtout ne parlez pas de lui.

— C’est dimanche… Hein ? C’est dimanche… On va venir nous chercher, hein ?