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— Oui, Violaine. Il est trop tôt, encore.

Il chuchote :

— Dans deux minutes elle dormira. Deux minutes. Vous me les accordez ?

— T’oublieras pas de me réveiller, hein ?

Il la relève, la couche dans le lit de la chambre voisine. J’entends qu’il la berce. Deux minutes. Je regrette. Je regrette tout.

Il réapparaît en robe de chambre de satin bleu, ça fait drôle de le voir enveloppé là-dedans.

— Violaine aurait dû vous déchiqueter comme un morceau de barbaque.

— Elle… elle fait une dépression ?

Il rit, comme forcé.

— Une dépression ? Elle est complètement frappée, vous voulez dire. Avant qu’il ne revienne, je réussissais encore à négocier, avec des hauts et des bas, on maintenait un semblant d’équilibre, mais depuis qu’il nous fait rechercher, elle rechute. Elle l’a senti, elle est folle mais pas conne.

— Qui « il » ?

— Celui qui vous paie.

— Il est quoi, pour vous ?

— Il ne vous l’a pas dit ? C’est notre père. Géniteur serait le terme adéquat.

— On m’a dit qu’il était mort.

— Hé non ! Remarquez, j’ai songé à réparer l’erreur mais cette vieille ordure est difficile à approcher. Et j’ai un handicap : je ne l’ai jamais vu, je ne sais pas à quoi il ressemble. Tiens, pourquoi pas, ça serait drôle… vous pourriez me le dessiner ?

J’ai tout fait pour garder mon masque d’indifférence. Je sens qu’il veut négocier avec l’ennemi, ou son médiateur. Si sa sœur avait été transportable, il aurait peut-être joué différemment. Depuis mercredi, je n’ai eu qu’un seul mérite, celui de ne pas me perdre en suppositions et en hypothèses, ça m’aurait empêché de foncer tête baissée et me retrouver ici, ce dimanche matin, avec l’intime conviction que plus rien ne me concernera dimanche soir. Tenir jusque-là, quoi qu’il arrive.

— Je dois le voir tout à l’heure. Il ne vous veut aucun mal, j’en suis sûr. Pourquoi le fuyez-vous ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Votre histoire de famille ? Rien. Seulement voilà, votre papa garde en otage un de mes amis, qui compte sur moi.

Silence. Il a longuement regardé le plafond.

— Je savais bien que vous n’étiez pas un pro, comme tous ces crétins qu’il nous a collés aux fesses. Ah ! ceux-là… Un vrai plaisir… Ils brillaient comme du phosphore. Des lucioles pas discrètes, pas dangereuses, mais terriblement agaçantes. Avec vous, en revanche, ça n’a pas traîné. Il a senti en vous le parasite qui connaît mieux que personne la ligne directe entre l’évier et l’égout. Il est fin psychologue, mon papa. Et il n’a pas de mérite, c’est son métier.

Contre toute attente, il éclate de rire, s’interrompt en regardant du côté de chez Violaine. Baisse d’un ton.

— Tout ce qu’on sait de lui, c’est ce que la famille nous a raconté. Surtout la nourrice qui s’est occupée de nous avant qu’on nous mette en pension. J’ai très peu de souvenirs de ma mère, on ne nous laissait pas la voir beaucoup. Elle ne nous recherchait pas vraiment non plus.

— Si vous commenciez par le début… Parce qu’avec tout ce que je viens de me farcir depuis quelques nuits, j’ai peur de m’emmêler. Les parasites sont plus connus pour leur ténacité que pour leurs facultés mentales.

Il marque un temps, soupire.

— Vous voulez quoi, la version gore, le retour du médecin fou contre les vampires ? Ou bien le genre psychodrame familial, trauma originel et tout le toutim ?

— Par le début, j’ai dit.

— C’est toujours le plus difficile. Allez savoir quand les choses commencent.

Brusquement, une idée lui traverse l’esprit, il replace les oreillers de son lit, s’étend de tout son long, regarde dans le vague.

— Bien, docteur… Installez-vous dans le fauteuil, histoire de respecter la procédure. Vous voulez de la psychanalyse de conte de fée, vous allez en avoir.

Comme pour jouer le jeu, je m’installe près de lui, hors de son champ de vision, et croise les doigts.

— Il était une fois, il y a trente ans, une grande famille bourgeoise qui vivait dans un bel hôtel particulier à Bougival. Les Régnault. Tout irait pour le mieux si, dans cette belle bâtisse, une jeune fille, leur fille unique, ne s’y étiolait. Elle a vingt-deux ans, on lui promet un bel avenir, un mariage confortable avec un jeune homme de son rang. Mais la fille se rebelle, elle a d’autres projets, elle fait des fugues, mais aussi des études, elle va même jusqu’à militer pour scandaliser la famille. En gros, tout ce qu’une jeune fille rangée doit faire dans un cas pareil. Les parents ont tôt fait de lui dire qu’elle est perturbée, de le lui répéter. Ils veulent la soigner. C’était en 1960.

Je sens qu’il improvise, mais que tout est vrai. Discrètement je regarde l’heure, il s’en aperçoit, Dieu sait comment.

— Si je ne sens pas une meilleure qualité d’écoute, je ne me laisserai jamais aller, docteur… Surtout qu’on en arrive à un point important : l’arrivée du Prince Charmant. Parce qu’il en a, du charme, il s’appelle Robert Beaumont, il est plutôt pas mal, il a un peu moins de quarante ans, il sort de l’école Freudienne, il a une consultation en médecine psychiatrique dans un hôpital et un cabinet d’analyse où se croisent une poignée de patients. Le jeune Beaumont vient même de terminer une thèse brillante, saluée par ses pairs, et qu’il est sur le point de faire publier. Celle qui traîne vers votre chaussure gauche.

Cette fois, je me trahis.

— Vous voulez dire que c’est votre père qui a écrit ce truc-là ?

— Lui-même. Regardez le nom de l’auteur.

— Attendez une seconde… Le vieux qui me crée des emmerdes depuis le début, qui fait des fêtes démentes, qui s’entoure de gardes du corps, qui séquestre mon pote, ce mec-là est un psychiatre ?

— Bouclez-la, docteur, ça me fait tellement de bien d’en parler. On lui demande s’il ne voudrait pas s’occuper d’une petite princesse de vingt-deux ans un peu trop turbulente. Elle fréquente son cabinet pendant plusieurs mois. Et c’est là que…

Temps mort. Rien ne sort, et plus ça bloque plus c’est clair. J’essaie de l’aider :

— Et c’est là qu’ils ont… une histoire ? Comme dans tous les contes ?

— Pas une histoire d’amour. Je ne peux pas le croire. Et même, même s’il l’avait aimée, il n’avait pas le droit… Tout le monde sait ça, hein docteur ?

Il veut continuer à jouer, mais sa voix devient hésitante, il cherche comment faire l’impasse sur ce point précis.

— Bref, elle tombe enceinte. Et en dépression. Les Régnault l’apprennent, ils paniquent, ne font rien pour étouffer le scandale, au contraire, ils ont des relations, un parent député qui a des connexions avec le ministère de la Santé. Le père Régnault n’a plus qu’un seul but : ruiner la carrière du fringant toubib, et ça ne traîne pas, on le chasse de l’hôpital. Plus personne ne veut de sa thèse. Discrédit total, réputation ruinée. Ma mère se met à le haïr. Robert Beaumont n’a plus aucune perspective en France, il fuit aux États-Unis. Personne n’a su ce qu’il est devenu durant toutes ces années. À mon avis, il a continué à semer des gosses à moitié tarés, je ne sais pas, j’imagine… Ça me plairait bien, d’ailleurs. En tout cas, il n’a jamais cherché à reprendre contact avec nous. Jusque très récemment.

J’ai regardé ma montre, à nouveau. Étienne risque de monter et tout foutre en l’air, je n’ose pas l’interrompre, il y met du cœur, dans sa litanie, et je pense être le premier individu au monde à y avoir droit.

— Ma mère a essayé de se débarrasser de ce qu’elle avait dans le ventre, toute seule. Et ça s’est mal terminé.