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— C’est-à-dire ?

— On est nés. Coup double. Des jumeaux. C’était sans doute la dernière fois qu’elle nous voyait d’aussi près. Les Régnault s’occupent de tout. Ils embauchent une nourrice à demeure. La seule image qui me reste de ma mère, c’est cette femme sèche, toujours à cran, toujours la cigarette à la main, pleurant et riant à la fois, recluse dans la propriété parentale. Tout ce qu’elle voulait fuir. Un jour, elle se suicide. On avait six ans.

Il essaie d’y mettre toute la distance du cynique qui regarde ça de haut. Et ça ne ressemble pas le moins du monde à la saynète classique du poivrot qui dégueule le drame de sa vie.

— C’est grave, docteur ?

— C’est là qu’on vous envoie en pension.

— Plus personne n’arrive à nous tenir, on reste des vilains petits canards qui inspirent la compassion, on atterrit dans une pension huppée pour gosses de riches un peu dérangés. Les Régnault ont assez vite espacé les visites. Violaine n’avait plus que moi.

— Je connais la suite.

— Sûrement pas. Quelques détails, peut-être, mais personne à l’époque ne pouvait se douter de ce qu’on vivait. Violaine avait des syncopes si je n’étais pas à ses côtés. On a dit que cela faisait partie des liens étranges qui existent entre les jumeaux, mais c’était faux, ça arrangeait tout le monde. En fait, c’était plutôt une espèce de symbiose qui nous unissait, le retranchement de ceux dont on a nié l’existence dès le départ. Mais nous n’avions pas la même stature, elle et moi. Fragile, Violaine. Elle faisait des cauchemars toutes les nuits. Je la veillais. J’étais le gardien de ses songes. Nos nuits clandestines. Et vous savez, malgré tout, malgré nos échecs, malgré les crises et les dérives, je crois que je l’ai empêchée de sombrer totalement dans la folie. Avec mon amour. Peut-être.

Sans doute.

Ça valait bien quelques morsures, çà et là, sur des poitrines pas vraiment innocentes. Ils auraient pu faire bien pire.

— Et vous ?

— Moi ? Il a fallu que je me débrouille tout seul, comprendre seul, sans pouvoir partager le travail avec ma sœur. Il fallait que je sache d’où je venais, ne rien oublier, pour subsister, pour prendre une revanche, un jour, sans savoir encore laquelle. À seize ans, pendant une visite que nous faisions aux Régnault, j’ai trouvé ce manuscrit dans les affaires du grenier.

— Le seul héritage de votre père.

— Bravo, docteur. Je m’y suis accroché, j’ai essayé de tout comprendre, et de lire tous les bouquins qui me permettraient de comprendre. Je n’ai plus pensé qu’à ça, décrypter cette thèse improbable, m’en imprégner à fond, pour savoir enfin d’où on venait. J’ai vite abandonné les théories psychiatriques pour ne garder que l’image du vampire et ne plus la lâcher. J’ai voulu pousser à fond ce que mon père prenait comme simple postulat de départ, une grille de lecture née du fantastique, des symboles bon marché, presque ludiques. Mais moi, je suis allé jusqu’au bout, j’y ai senti quelque chose de fort, comme une manière de survie. J’ai compris que nous n’étions pas nés, Violaine et moi, et que finalement, il était plus doux de prendre la vie comme ces créatures de légende, qui errent, la nuit, au milieu des vivants. Vous saviez que les Bantous coupaient les pieds de leurs morts afin qu’ils ne reviennent pas ? On leur ressemblait tellement, déjà. Ça s’est fait naturellement, on ne nous avait pas laissé le choix.

— C’est là où vous avez commencé à jouer les Nosferatu.

— À dix-huit ans, on nous a mis à la porte. Les Régnault nous versaient une espèce de rente, bien grasse, ça tombe tous les 12 du mois, ça met d’accord tout le monde. On ne les a pratiquement jamais revus. Et on a commencé à vivre. La nuit. C’est là où, malgré que vous soyez le docteur et moi le malade, malgré que vous soyez vivant et moi mort, malgré toutes nos différences, c’est là où j’ai une chance que vous me compreniez vraiment. La nuit…

Un mot, juste. Le seul no man’s land où nous pouvions nous croiser.

— La moitié de la vie, son envers, là où nous avions droit de cité. La nuit est un monde sans enfants. Sans vieillards. La nuit est un monde sans amour. Sans les douleurs de l’amour. Elle m’a permis de m’oublier et d’entraîner Violaine avec moi, jusqu’à ce que ça dure, jusqu’à aujourd’hui. Dix ans. Dix années sans passé, sans aucune prise sur la mémoire, on ne fait que traverser, on vit avec ses fantômes puisqu’on en est un soi-même, on passe de l’autre côté, et tout le reste s’évapore au petit jour. Les vampires ont tout compris.

Peut-être. Mais je n’en suis pas là, et je me jure de ne jamais aller aussi loin. Je n’ai pas passé le même contrat. Mes démons ne sont pas aussi méchants.

— Notre vie a changé quand on a su qu’il était revenu. On a appris du même coup qu’il était toujours vivant. La nourrice nous a prévenus qu’elle avait reçu sa visite, qu’il nous cherchait. Et pour quoi faire ? Pour réparer ?

Temps mort.

— J’ai eu peur. Dès ce jour-là j’ai compris que si Violaine le voyait maintenant, après toutes ces années… J’ai eu peur que tout ce que j’avais réussi à préserver jusqu’à maintenant ne tombe en ruine si elle rencontrait le Diable en personne. Depuis sa dernière sortie d’hôpital, elle allait mieux.

Elle allait mieux… Va comprendre ce qu’il entend par là…

— On a déjoué les plans des abrutis qu’il avait mis à nos trousses. C’était notre territoire, après tout. Lui, il débarquait d’on ne sait où, sans connaître les règles. Quand Violaine m’a appris qu’on me cherchait dans le Café Moderne, j’ai compris qu’il avait fait appel à un vrai rat de la nuit.

Au moment où il m’a traité de rat, j’ai regardé l’heure et lui ai coupé la parole.

— Écoutez, on va passer un marché, tous les deux. Je vois votre père dans moins de trois heures. Vous mettez Violaine à l’abri, je trouve un terrain neutre, et j’organise la rencontre. Vous n’allez pas courir comme ça tant qu’il sera en vie. Il relâchera mon pote, et vous saurez à quoi vous en tenir.

— Jamais. Jamais, vous m’entendez ?

J’ai entendu, oui. Et tout de suite après, le silence. Le temps. Le temps d’un soupir, d’une idée furtive. Une image, celle d’un ami. D’un vieil homme. De deux gosses malades qui ne veulent plus qu’on les persécute.

Et j’ai perçu un autre bruit, bien réel, cette fois. La poignée de la porte d’entrée que j’ai vu tourner, toute seule. Malgré la poussée d’adrénaline, j’ai dit :

— C’est Étienne, un ami, il m’attendait dehors et…

Jordan s’est précipité vers le couloir. Je l’ai vu lâcher la poignée pour lever les bras en l’air, par réflexe.

Figé.

Un pas en arrière.

— … Jordan ?

Le canon du revolver est venu doucement se coller sur son front.

Une main, un bras.

Et d’un coup, deux silhouettes vives, l’une prête à faire exploser la tête de Jordan, nous donnant l’ordre de nous taire d’un geste. L’autre fermant la porte, inspectant, revolver au coin de l’œil, ça dure à peine trois secondes. Jordan panique quand il le voit ouvrir la porte de Violaine, mais reçoit une baffe du revers de la main et s’étale à terre. Mais ce fou veut se relever, il reçoit un coup de pied dans la poitrine qui le fait rebondir contre le mur, il n’a pas pu crier pour se libérer de la douleur, l’autre s’est jeté sur son visage pour écraser ses deux mains sur sa bouche, ils sont restés comme ça jusqu’à ce que les jambes de Jordan aient cessé de battre l’air.