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Et moi, cloué, assistant à tout.

Deux silhouettes.

Stuart et Ricky…

J’ai d’abord ressenti comme une collision de réel, une erreur de réglage.

Besoin de tout recaler. Le temps de fermer les yeux.

Ça arrive, parfois, quand on a trop veillé. La nuit dissout tout. Perte du passé immédiat, confusion dans l’horloge interne, on répond brutalement à une question posée la veille, il n’y a plus qu’un seul hier et tout plein d’aujourd’hui. On rêve l’instant présent et on se réveille dans le déjà vu.

Ricky. Stuart. Ils ont craché quelques mots que je n’ai pas su comprendre.

— Hey, Tony, où est la sœur ?

— Elle… elle est là… dit Jordan dans un hoquet. Je vous en supplie…

Il s’est mis à implorer, agrippé au pantalon de Stuart qui l’a envoyé valdinguer d’un coup de genou. Puis il range son arme et passe la tête dans la chambre pour s’assurer que Violaine est bien là, referme la porte doucement pendant que Stuart nous tient en joue. Jordan me regarde, les yeux gonflés, un rictus de haine à la bouche.

— … Et j’ai failli vous faire confiance.

— Ferme ta gueule… you monster, shut up !

Ricky hurle, on sent que ça lui fait du bien, il gueule pour se délivrer et se fout bien du bruit que ça peut faire.

Monster ! Monster !

— So, you’re the fucking son ?

— Tu es le fils, hein ? traduit Ricky.

Jordan acquiesce, terrorisé. Les deux Américains se rapprochent l’un de l’autre, tout près, se dévorent des yeux, se sourient comme des déments, ils poussent le même sifflement étrange comme pour évoquer un vent lointain et, au ralenti, se collent la paume des mains l’une contre l’autre.

Un rite. Une danse. Je ne comprends rien et j’ai peur.

— Where’s the book ?

— … Quel livre ? je demande.

— On veut le livre, Tony.

Il s’est approché de moi, je me suis protégé la tête. Qu’il a tapoté comme pour récompenser un brave chien.

— We love you, Tony. T’es le meilleur. Good job.

Pendant ce laps de temps, Stuart a attrapé Jordan par les cheveux et posé le silencieux du flingue le long de son oreille. Il a tiré, sans hésiter. En hurlant, Jordan a plaqué ses deux mains contre son tympan éclaté et s’est écroulé à terre. La balle s’est fichée dans le matelas.

De là où je me trouve, je n’ai entendu qu’un claquement de fouet.

Ricky m’a mis quelques petites gifles sur les joues.

— T’as bien travaillé, Tony. Good guy. Maintenant, on veut le livre.

Sans comprendre, je leur montre le manuscrit qui traîne à terre. Il se jette dessus, le feuillette. Et en déchire une bonne moitié, de rage, et me l’envoie à travers la gueule.

— Piece of shit ! Qu’est-ce que c’est que cette merde !

D’un coup de talon, il écrase une table basse en bois qui craque à mes pieds. Il se jette sur moi, je ne peux plus me débattre, il plonge ses doigts dans ma bouche, je n’ai pas eu le temps de le mordre, le canon du revolver s’enfonce dans ma gorge, Stuart lui gueule d’arrêter, il ressort son arme dans la seconde. Je tousse à m’en faire péter la poitrine, les larmes aux yeux.

— Excuse me, Tony, we love you. On a encore besoin de toi, Tony…

En disant ça, il refait exactement la même manœuvre dans la gorge de Jordan.

J’ai cru qu’il tirait, il a juste laissé fuser entre ses lèvres le bruit du silencieux. Puis il a éclaté de rire. Un rire de soulagement. De délivrance.

— You got some job, Tony… Encore du travail, pour toi, Tony…

Le canon de son revolver vient se pointer sur moi, à nouveau.

Sur moi.

* * *

J’ai descendu l’escalier en tremblant, dans le hall, je n’ai vu que le va-et-vient des clients autour des tables du petit déjeuner. Et le gardien de jour qui avait du mal à servir, énervé, au milieu des touristes mal réveillés et surpris de tant de mauvaise humeur. 8 h 30, à ma montre.

Le desk vide. Les larmes me viennent aux yeux quand mes bras ne sont plus assez forts pour pousser la porte vitrée du hall. J’y mets l’épaule, tout mon poids, rien à faire, elle ne cède pas d’un millimètre. Mes coups d’épaule ne valent rien. Je sens venir une nouvelle bouffée de larmes et réussis à la contenir. Je sors, par miracle, en effleurant à peine la vitre.

La rue. Le soleil…

Étienne a dû partir.

Ou bien on l’a chassé. Ils l’ont éloigné quand il a voulu me prévenir.

Non, la Datsun est là, sous mon nez, trop près, en fait elle n’a pas bougé d’un pouce. Il tourne lentement la tête vers moi quand je fais claquer la portière. Une envie de rentrer dans la boîte, et exploser en pleurs, les nerfs. J’ai plaqué les mains sur mes yeux pour avoir le noir total, pour ne pas montrer ma rage. Ma peur. Besoin de porter un masque. Il a attendu, silencieux, que je me reprenne.

— Tu les as vus monter ?

Pas de réponse, la gêne. J’attends.

— Réponds Étienne. Tu les as vus monter ?

— Oui.

J’ai préféré garder mes mains jointes sur mon visage, pour éviter de le mordre. Il en faut bien un pour cristalliser tout le dégoût et la rage que j’ai dans le cœur.

— Et… t’as pas bougé. T’as eu la trouille… T’as pas compris, et t’as pas bougé. Rien…

Un sanglot s’est étouffé dans mes paumes.

— Tu pourrais pas me croire, Étienne… J’arrête tout, tu m’entends… Bertrand peut bien crever… Qu’ils crèvent tous…

Une constellation d’étoiles m’est apparue à force de me presser les yeux, et j’ai eu peur du collapse si je me risquais à regarder le jour et le dehors.

— Quand je les ai vus entrer dans la chambre, j’ai cru… J’ai cru que le vieux m’avait doublé… qu’il avait mis deux dingues sur mon dos, jusqu’à ce que je retrouve ses gosses… et que… qu’ils prenaient les choses en main, désormais, comme des vrais pros… qu’ils assuraient eux-mêmes la livraison… Et je me suis gouré, encore une fois… je me goure depuis le début, tu m’entends Étienne ?

— Oui.

Brutalement je me rends compte que l’autoradio hurle tout ce qu’il peut. Il hurle depuis toujours et je ne l’entends que maintenant. Du rock, qui s’échappe par les fenêtres ouvertes.

— Baisse ça, bordel… T’entends ce que je dis ? C’est les deux Ricains qui ont descendu Gérard, ils se contrefoutent de Jordan et de moi, ils veulent le vieux, ils le suivent depuis les États-Unis, t’entends ? Ils viennent de là-bas, c’est trop loin pour nous…

— Ils ont dû lui en faire baver, au Chinois…

J’ai redressé la tête, ouvert les yeux, et attendu que le brouillard se dissipe.

— … Jean-Marc ?

Étienne a le regard fixe, devant lui, les bras crispés sur son blouson.

— Ils ont dû le cuisiner sérieux, le gros, pour qu’il leur crache où on était…

Un petit rire fuse entre ses lèvres.

— Essaie d’imaginer… L’homme qui n’a jamais mis une baffe de sa vie… en train de chialer tout ce qu’il sait… le nez dans les chiottes du 1001…

Quelque chose m’a glacé quand il a dit ça. La fixité de son regard, sa voix qui s’éclaircit peu à peu. Son ton presque désuet.

Il a poussé un petit soupir, ses bras se sont décroisés d’eux-mêmes, tout doux.

J’ai vu la nappe de sang gagner lentement ses cuisses.

— Les seules détonations que tu connaisses c’est celles des bouchons de champagne, hein Antoine…

J’ai mis la main sur son épaule. Je n’ai pas eu le temps de me laisser aller, je n’ai senti que l’urgence.