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— Quel plan ?

— Les Coconuts.

— Aucun souvenir. On se connaît ?

— Je pensais que vous me regardiez pour ça.

— Je vous regardais parce que depuis tout à l’heure vous avalez du saumon avarié.

— Il n’est pas avarié. Il est même excellent.

— Vous verrez bien dans deux heures.

Dès qu’il a dit ça, j’ai senti comme un tressautement dans l’estomac. Autosuggestion, sans doute. On ne me fera pas avaler un saumon foireux. Ce gars m’a totalement évacué de sa mémoire.

— Vous faites quoi, après ?

— C’est une avance ?

— Non, c’est du simple piratage. Et vous en connaissez un rayon.

Là, il se marre, et me demande :

— Vous êtes un gatecrasher ?

Littéralement « celui qui fait sauter le barrage », c’est comme ça qu’on nomme les parasites mondains outre-Manche. Là-bas, c’est un vrai sport, un truc de snobs. Plus la soirée est privée et plus on se pique de savoir la pénétrer. J’en ai croisé quelques-uns, des BCBG puants et pleins d’oseille qui naviguent dans la haute à la recherche de mariages princiers, de garden-parties de ministres et d’orgies de rock stars. Mister Laurence et moi, on se fout de la performance, on veut juste bouffer gratis et tirer sur la corde de la nuit jusqu’à ce que quelque chose en tombe.

— Je retire la question, vous n’en avez ni le style ni l’allure, ce en quoi vous m’êtes sympathiques, votre copain et vous. À la réflexion vous seriez plutôt des hirondelles de printemps, des S.D.F. Des pauvres. Un cocktail dont je peux vous donner la composition.

— Essayez.

— Un fond de désillusion sociale, un doigt de culture, un zeste de flemme, une mesure de cynisme et une bonne dose de rêves juvéniles. Remuez le tout et servez frais. J’oublie quelque chose ?

— Non. Peut-être un soupçon de revanche.

— À votre âge ? Pourquoi pas… Mais qui n’a pas de revanche à prendre, en cherchant bien ? En tout cas, même si ça ne me regarde pas, je vous encourage à continuer à faire les cons. Allez-y franchement, grappillez tant que vous pouvez, mordez dans tout ce qui passe à portée. Quand on a votre âge, on n’a que faire de toutes ces heures. Celui qui a dit que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt est sûrement mort aujourd’hui. C’est votre avantage sur lui. Sur ce, à une de ces nuits. Je m’appelle Jordan.

Il part en me tendant la main, que je retiens un long moment.

— Là où vous allez, y’a pas de quoi mordre pour trois ?

Il ricane et reprend sa main.

— Sûrement, oui. Mais ce n’est pas votre genre. À moins que vous soyez vraiment bons, et vous trouverez le chemin tout seul.

Je reste là un petit moment, sans réaction.

Bertrand chante, quelque part dans mon dos. Il a quelques coupes d’avance sur moi et vient de passer au sucré. Myriam vient me faire une vraie bise et me présente son nouveau fiancé. Je lui demande si elle a quelque chose de mieux que mon restau à Ternes.

— J’ai une invitation pour deux à une fête privée, 12 rue de la Croix-Nivert, dans le XVe. Je crois que c’est un bon plan. Ton restau, ça craint, c’est la cuvée du patron en fût, et Mister Laurence et toi vous aimez pas le pinard, hein ?

Elle a parfaitement raison. Son truc dans le XVe m’a l’air plus sûr. J’ai regardé l’heure : 00 h 10. Dans les soirées privées, on a tout intérêt à ne pas arriver trop tôt. Il vaut mieux attendre que l’ambiance soit à son comble, vers 1 heure du matin, sinon on risque de passer un très mauvais moment. C’est le quitte ou double des soirées chez les particuliers, il faut souvent avoir de sérieuses ressources pour justifier sa présence. En général nous n’avons qu’une adresse, rien qu’une adresse, sans nom, sans étage, sans code, et sans la moindre idée de ce qu’on va y trouver. Par suite d’une erreur d’aiguillage, il nous est arrivé de débouler chez des gens qui fêtaient le baptême du petit dans un deux pièces étriqué où des grand-mères, émues, s’arsouillaient à la Marie Brizard. Sans parler des fêtes d’adolescents qui ont mis les parents dehors, une table bourrée de quatre-quarts graisseux et de bouteilles de Banga. Avec toutefois un litre de whisky bon marché qui circule sous le manteau. Dans ces cas-là, on préfère les laisser vomir entre eux, et on repart en traitant de tous les noms le crétin qui nous a communiqué le tuyau. Ça arrive.

— Tu y vas, à cette fête, Myriam ?

— Non, je rentre chez mon mec. Pourquoi, tu veux mon invitation ?

— Oui.

— T’es gentil mais je la garde, des fois que j’aie un petit retour de frite vers l’aube. Va falloir vous démerder. Mais je peux vous accompagner dans le XVe, mon mec a une tire.

Je ne sais pas à quoi ça tient mais j’aime me laisser prendre par les mystères et les promesses cachées derrière une simple adresse. Il me suffit d’entendre : 25 rue Bobillot ou 752 rue de Turenne et ça démarre tout seul. Comment résister à un 60, galerie Vivienne ou un 2 avenue de Breteuil ? On se dit que Paris est une malle magique dont on entrouvre parfois les tiroirs et trappes secrètes. Bertrand et moi, on travaille en symbiose, il a l’aplomb, j’ai le flair. Et malgré les petits matins cruels, ça dure depuis presque deux ans. Vaille que vaille. Pour ce soir, le 12 rue de la Croix-Nivert sera notre seul horizon, notre dernière perspective avant de retrouver la rue et tout ce qu’on connaît par cœur.

Un serveur passe avec son plateau.

— Encore une coupe ? Un petit peu de liquide pour faire passer ?

Sarcastique, le serveur. Il sort une bouteille de sa poubelle à glaçons et fait sauter le bouchon sans bruit. Cet endroit me paraît de plus en plus désuet, ce buffet irréel, et ce que j’y fais, un véritable mystère. Mr. Laurence fait de grands gestes et parle fort. On nous remarque. Il doit être plus tard que je ne pensais. Les gens sont partis. Les serveurs débarrassent les plateaux. On m’enlève des mains une série de tartelettes aux fraises.

— On se casse ?

Pour toute réponse, Bertrand hurle : « Vive la Banhoff Strasse ! » Il est temps que je le sorte d’ici, sinon il est capable de tirer sur la cravate de nos hôtes en imitant le bruit du coucou. Une fois dehors, je l’engueule un peu, je n’aime pas me faire remarquer et je fais tout pour éviter d’être tricard. Question d’économie. Vu ce qu’on fait de nos vies, on a toutes les chances de continuer à jouer les rats de cocktail pendant un bout de temps. Bertrand ne calcule pas tout ça. Pour lui, chaque fête est un pétard qu’on fait sauter une bonne fois pour toutes. Et parfois, quand je suis aussi ivre que lui, je me demande s’il n’a pas raison.

Sur le trajet, nous nous sommes arrêtés dans un drugstore pour que je bidouille des fausses invitations en photocopiant la vraie sur une chemise cartonnée blanche. On a déjà fait pire. Olivier, le gentil boy-friend, m’a patiemment attendu. Elle nous explique qu’il est informaticien, qu’il est gentil, qu’ils sont très différents, qu’ils s’aiment bien. Il sourit comme si nous étions une bande de copains qui se prêtent avec curiosité au rite d’intronisation d’un nouveau. Ce brave gars ne se doute pas une seconde que ce qui nous rattache à Myriam n’est qu’une sournoise solidarité de parasites. Il ne sait pas qu’elle brûle sa vie et ses amants, qu’elle aime se faire raccompagner et boire des cocktails. Et que dans quelques heures elle le tirera du lit pour aller danser.

Bertrand se marre en triturant mes cartons bidons, il lit à haute voix : « Euro-System vous invite à son buffet d’été. Tenue correcte exigée. »

— C’est quoi, Euro-System ?