Et le calme étrange qui l’accompagne.
— Reste-là, bouge plus, je vais demander de l’aide à l’hôtel, dans deux minutes ils viennent te chercher en ambulance…
— J’aime autant pas. Reste…
Il a toussé, râlé, j’ai détourné les yeux pour ne pas voir comment le ventre réagissait.
— Coupe pas la musique surtout, hein… Mets plus fort… C’est l’anesthésie.
J’ai retrouvé le masque de mes mains.
— En partant tu prendras les clés de chez moi. Tu gardes ce qui te plaît.
— Arrête de parler. Dans trois minutes le SAMU est là, je peux pas rester à te regarder, tu piges ?
— Fouille dans les placards… y a des papiers… des lettres… tu trouveras peut-être là-dedans…
Sans savoir pourquoi, j’ai compris qu’il me faisait un cadeau.
Il a essayé de ricaner. Moi aussi. Le rock me casse la tête.
J’ai voulu improviser, inventer quelque chose pour qu’il s’accroche. Mais je n’ai pu me résoudre à le laisser seul pour foncer vers l’hôtel. Peur de ne pas faire assez vite. Qu’il s’ennuie trop en attendant mon retour.
J’ai ri, à moitié ivre, sans rien comprendre. Le rire hystérique qui se transforme en sanglots. Ma gorge s’est bloquée. Nausée. J’ai entrouvert la portière pour vomir.
— Écoute, Antoine… Fais-moi plaisir…
En m’essuyant la bouche, les yeux, j’ai trouvé la force d’écouter. Quoi faire d’autre.
— Prends le volant… Conduis… On se casse d’ici… Fais-moi voir des trucs…
Oui. C’est ça. Le conduire moi-même à l’hôpital, si j’en ai la force. Je vais la trouver.
— Où tu veux aller ?
— Sais pas… Cherche une idée… Un bel endroit… Un endroit qui bouge…
— On est dimanche.
— Un endroit qui bouge…
— T’es marrant, toi… un dimanche… Une sortie d’église ? Un supermarché ? La pyramide du Louvre ?… Un P.M.U… avec des pastis en terrasse et des coupons de tiercé par terre… Aide-moi, Étienne.
Je me suis tenu le ventre, comme lui. J’ai souffert, j’ai serré fort.
— Tu te fous de ma gueule ? Fais un effort, je sais pas, moi… Un endroit qui bouge.
Après tout, ça bouge tout le temps, un hôpital.
Je l’ai aidé à passer de mon côté et j’ai pris le volant, sans savoir où aller. Sans savoir lequel de nous deux écouter.
Étienne m’a lâché, trois rues plus loin, des rues moyennement laides, quelconques, tout juste parisiennes. Par hasard, on a longé quelques secondes le marché de Richard Lenoir, j’espère qu’il a vu les cabas débordants, les gens en survêtement, les maraîchers qui hurlent leurs tomates. Ça a dû suffire. J’avais dans l’idée de prendre les grands boulevards, faire simple, sans effort d’imagination, j’en manque. Quand il s’est affaissé, ça a tout de suite empesté la mort, dans l’habitacle, une putain d’odeur qui est arrivée sans prévenir, il a fallu que je m’extirpe de là dans l’instant. Le pantalon poissé par le siège humide. Devant le rideau de fer d’une papeterie, j’ai claqué la portière au nez du cadavre affalé. J’ai dû penser que ce n’était plus Étienne, que je n’avais pas besoin d’avoir de respect pour ça. Ni lui fermer les yeux, ni lui dire au revoir. J’ai laissé la musique. Fallait pas m’en demander plus.
Après tout, c’est lui qui a insisté. Il s’est bien marré toute la semaine. Ça avait même l’air passionnant, la chasse aux vampires. Un bain de jouvence. Je ne l’ai pas forcé.
Plus rien à vomir. Plus rien à pleurer, j’ai traîné un moment. Un long moment.
De 9 heures à midi.
Le dimanche est une mauvaise journée pour les parasites. Qu’est-ce que je faisais, dimanche dernier ? On avait les clés de l’appartement d’un copain parti en week-end, on s’est occupé du chat, on a vu toute la série des Rocky en vidéo, presque huit heures de télé en continu, Bertrand nous a fait des tortellinis, ensuite on a joué au Frisbee dans le square d’en face. Le soir, on savait où aller, aux Bouchons, vers les Halles, Grosjacot nous avait donné des cartons pour un petit concert de piano, et de la sangria, mais on est resté, douillettement, devant le petit écran.
Étienne est mort.
Le vieux m’attendait, impatient, excité. J’ai fait signe à ses deux sbires de dégager de la voiture, ils m’ont obéi à la seconde sans attendre l’aval du patron. J’ai demandé où était Bertrand, par principe. Et uniquement par principe. Parce qu’à cette seconde-là, Bertrand était bien le sujet de conversation le plus inintéressant du monde. Comme une espèce de concept un peu brumeux. Un prénom, ni plus ni moins. Une vague idée.
— Il n’a pas voulu venir.
J’ai haussé les épaules et lui ai demandé de démarrer sans s’occuper des deux crétins qui nous épiaient du coin de l’œil, assis au bord de la fontaine de la place du Châtelet. Ils se sont précipités, le vieux les a rassurés d’un geste et la voiture s’est embourbée dans le trafic du boulevard Sébastopol.
— Deux fois quarante-huit heures, pour vos deux gosses, je suis dans les temps. Ce matin ils allaient encore bien, ils dormaient. Ils vous haïssent, j’ai essayé de dire à votre fils que vous n’aviez pas l’air si méchant, mais il pense que la Violaine morflerait sérieux si elle revoyait son papa après tant d’années, et ça, après tout, je préfère ne pas me prononcer, non seulement c’est du linge sale de famille, mais en plus ça se complique avec des œdipes et des traumas, des images du père, du sexe et tout et tout, ça c’est votre boulot, pas le mien.
J’ai reçu la baffe pendant que je jetais un œil curieux dans la boîte à gants, ma tête a cogné contre la vitre. Une baffe de vieux, mais bien placée. J’ai attendu qu’il freine, j’ai respiré profondément, et lui ai éclaté sa petite gueule d’une douzaine de coups de poing, et c’est seulement vers la fin que le plaisir de cogner m’a calmé le cœur. On a klaxonné, derrière, puis déboîté, ils ont retenu leurs insultes en voyant le visage du conducteur qui pissait le sang par le nez et les arcades.
— C’est pas sérieux, Robert, avec la gueule que t’as, tu crois que tes gosses vont te reconnaître ? T’as intérêt à te faire beau pour ce soir.
— Je ne les ai pas abandonnés, dit-il en s’épongeant avec sa manche.
Du sang coule sur son collier de barbe, il ne sait plus comment s’essuyer le visage. Je suis prêt à remettre ça quand il veut.
— Prenez la rue de Rivoli et arrêtez-vous au Mac Donald.
Il repère l’enseigne et stoppe la voiture.
— Donnez-moi du fric.
— … Combien ?
— Tout ce que vous avez.
Et ça faisait une belle somme, au bout du compte. Je suis ressorti du fast food avec un café dans une tasse en carton. Dégueulasse, mais j’avais envie de quelque chose de chaud, et tout de suite. Il a repris le volant en direction de la Concorde.
— Vous n’êtes pas sans savoir qu’on vous recherche depuis les États-Unis, c’est quand même extraordinaire… À chaque fois que vous changez de continent ça crée des drames. On dit que les psys sont tous un peu… mais vous, vous faites grimper la moyenne.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— On va y aller doucement, on a jusqu’à 22 heures. Des Américains vous recherchent, mais vous le savez déjà. Ils sont rusés, extraordinairement bien renseignés, armés, patients, et même rigolos, ils nous ont bien baisés, mes potes et moi. Des artistes, ces mecs.
— Comment vous ont-ils trouvé ?