— Ça fait plusieurs semaines qu’ils cherchent une occasion de vous coincer. Ils savaient que vous faisiez une fête, rue de la Croix-Nivert. Ils ont vu vos hommes de main nous escamoter, Bertrand et moi. Ils ont attendu qu’on sorte, ils n’ont vu que moi et m’ont suivi jusqu’à mon Q.G., une boîte vers Pigalle. Et ensuite, la grande classe, ils deviennent des habitués, ils se branchent, occupent le terrain, ils me laissent faire, ils me protègent, un soir ils vont même jusqu’à flinguer un videur qu’avait pas la carrure de ses ambitions. Ce matin, ils embrayent à la bonne vitesse, au bon moment, ils tabassent mon copain sumo pour qu’il balance tout ce qu’il sait, et prennent en otage vos deux petits. Ces mecs sont forts, je ne sais pas ce que vous leur avez fait, je ne sais pas si ce sont des flics ou des gangsters, mais ils sont vraiment bons. On a rendez-vous ce soir, échange standard, checkpoint charlie, les gosses contre le père. Ça sentait la résolution et l’élimination physique. Si j’étais vous, je n’irais pas. Les retrouvailles risquent d’être courtes.
Silence. Il encaisse tout. Tout ce que je dis est vrai, mais moi, je dis tout. Comme ça me vient. À l’heure qu’il est, Étienne n’a plus son rock, on lui a supprimé, c’est sûrement ça qui l’a tué, l’autopsie ne va pas donner grand-chose, ils vont conclure à une mort par balle, les cons.
— Je sais qui les envoie. J’étais trop bien protégé pour qu’ils m’atteignent directement. Pour m’avoir, il leur fallait Jordan et Violaine.
— Ah ! oui, j’oubliais, ils veulent aussi ce qu’ils appellent « The book ». Mais vous pouvez ne pas me dire ce que c’est, je me ferai une raison.
— Mes mémoires.
Mémoires… Mémoires… J’ai laissé le mot flotter dans ma tête, un instant.
— Ils les auront aussi… Je m’y préparais, de toute façon. Ils m’avaient prévenu, là-bas.
— Ça, je m’en fous, voyez, vous faites comme vous le sentez. Je faisais juste la commission.
J’ai senti qu’il allait se mettre à chialer, encore chialer, j’ai eu envie de le battre pour qu’il arrête de penser à ses petits soucis, sa vie, ses gosses, sa condamnation à mort, et pour lui faire entrer dans la tête que ce vieux con d’Étienne est en panne de musique. Et que j’avais encore besoin de plein de fric pour le billet de Jean-Marc. J’attends qu’il renifle, qu’il respire normalement.
J’ai eu beau prendre un air détaché, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander, à la dérobée :
— Qu’est-ce qu’ils ont de si formidable, vos mémoires ?
Je n’ai réalisé qu’un moment plus tard pourquoi je lui demandais ça.
Rien que cette seule petite question lui a éclairé le visage, il m’a attrapé la main pour la secouer avec un bonheur insensé.
— Vous lisez vite ? Je n’osais pas vous le proposer…
— Calmez-vous. Faites-moi un petit résumé de vive voix.
— Impossible. On ne peut pas résumer, on ne peut pas faire le tri, surtout pas moi. J’ai trop besoin que vous les lisiez. Il le faut, vous comprenez ?…
— Non.
— Si je les ai écrits, c’est pour mes enfants. Sans savoir s’ils vivaient encore. Sans connaître leur visage, leur vie. Sans même savoir qu’ils étaient deux. Il faut qu’ils sachent, quoi qu’il arrive. Vous allez me refuser ça ?
— Passez-leur une copie en douce, ce soir, entre deux revolvers.
— Il faut que vous les lisiez, on ne sait pas ce qui peut se passer, Antoine… Vous n’allez pas me refuser ça…
Non. J’ai dit « non ». Il m’a souri, heureux. Il a pris le chemin qui menait jusqu’à son bouquin, j’ai laissé faire.
S’il savait à quel point je me fous de ce qui peut arriver à ses gosses et à lui. Si j’ai accepté, c’est parce que j’ai l’intime conviction que tout est dans ce manuscrit. Tout. Le début et la fin. Il y a la souffrance et la douleur, il y a Paris et New York, il y a la folie et le cynisme, des coups de revolver, il y a même mes morsures, le cachot de Bertrand et la mort d’Étienne. Tout.
J’y ai trouvé plus encore. Page 6 :
… et ces trente-six années-là n’ont plus aucune importance, quand je les regarde aujourd’hui, je ne suis même plus très sûr qu’elles aient compté dans mon devenir, elles n’ont servi qu’à me mettre sur le bon chemin, le sien, et je ne suis pas certain qu’il y en ait eu un autre, et je ne veux même plus croire que nous nous serions rencontrés autrement, elle et moi. Dès le premier rendez-vous, je le sais, je me souviens, j’ai voulu qu’elle me parle d’elle, et pas là, mais n’importe où ailleurs, dans un café, en bas, dans une fête foraine, un square, mais pas là, dans ce fauteuil encore chaud qu’un autre venait de quitter. Le cabinet de la rue Réaumur m’est apparu tel qu’il était, vieux, hiératique, d’une tristesse infinie, tel que je l’avais toujours voulu. Mais il était trop tard, je l’ai accueillie, et n’ai pu que l’installer dans notre silence. Et dans ce fauteuil. Ce fut ma première erreur.
Plus rien à voir avec la thèse ampoulée du brillant praticien. Le contraire, rien que de l’émotion, de l’instantané. Pas une seule ligne où il parle de théorie, une envie de nier son métier, de l’accuser. Un homme qui se raconte, qui regrette parfois, mais qui cherche. Il l’évoque un peu plus loin, cette thèse, et l’expédie en quelques lignes.
… J’avoue que l’idée m’avait paru amusante, plus provocatrice que réellement porteuse, mais je me suis amusé comme un fou. Je ne connaissais absolument rien, ou presque, à l’histoire du vampirisme, mais la seule imagerie traditionnelle, celle des séries B me suffisait. Le copain chirurgien avec qui je partageais la chambre de garde — Michel ? Mathieu ?… — m’avait prêté sa machine à écrire et passait son temps à relire mes pages en hurlant de rire. Pour me mettre en condition, il déployait des trésors d’imagination : dentiers sous l’oreiller, bouteilles de plasma dans le frigidaire, crucifix cloué sur ma porte, cadavres au cou percé empruntés à la morgue et gisant dans mon lit, sans parler de ses apparitions nocturnes, le visage tartiné de blanc d’Espagne, les yeux rouges et la lèvre gluante. Saine ambiance de salle de garde que je n’ai jamais regrettée depuis.
Les mémoires se partagent en deux parties, la première se déroule sur moins de cent pages et se termine avec sa fuite aux États-Unis. Elle est presque entièrement consacrée à sa rencontre avec Mademoiselle R. Ça ne parle que d’elle, de son amour pour elle. De longues pages d’aveux, de doute. Puis de trahison et de violence. La haine qu’elle a pour lui. Il la décrit brisée. On la cloître. Il souffre, mais l’étau se resserre déjà autour de lui. Le paria, la honte. Il fuit. Dernières lignes :
… Si c’était à refaire ?… Comment ne pas se poser la question. Les mémoires sont faits pour ça, après tout. Je sais que je ne referais rien, car ça n’en valait pas la peine, j’ai brisé une vie, peut-être une autre, et la mienne ne sera pas suffisante pour expier. Tout ce que je sais, c’est que j’ai aimé cette femme. Je l’ai vraiment aimée.
Justification un peu lapidaire et tardive. Un remugle de bonne conscience, pour pas cher. Je ne sais pas si ces lignes suffiront à atténuer la rancœur de Jordan. S’il va enfin réaliser qu’il est l’enfant de l’amour. Mais là encore, j’ai laissé à l’auteur le bénéfice du doute. J’avais surtout envie de me jeter dans la seconde partie.
Une page blanche pour passer l’Atlantique. D’emblée on sent une rupture de ton, une sorte d’ironie qui s’insinue dans les méandres de son parcours, on ne retrouve plus cette distance bon enfant de ses années estudiantines. Plus étonnant encore, on ne trouve plus une once de ce lyrisme qui faisait les rares bons moments de la première partie.