Je pensais rester à New York, avec l’espoir d’y faire mon trou, je l’avais choisi par manque d’imagination, j’en gardais un souvenir agréable depuis le Congrès de Psychanalyse de 61. Un délicieux séjour, au Waldorf Astoria, avec un badge de congressiste au revers, j’y avais relu les pages où Freud racontait son douloureux passage dans la Grande Pomme. J’y avais noué des relations qui auraient pu m’être utiles, un an plus tard, si je n’étais pas devenu ce type infréquentable. L’argent m’a vite manqué, j’y ai appris le calcul et la sueur. J’ai tenu moins d’une année, juste le temps de me procurer cette Green Card qui me ferait sortir des cuisines à hamburgers et des vaisselles clandestines. Je suis parti à San Francisco, comme un exil dans l’exil. Tout ce qu’on me disait sur la Californie m’attirait, une nouvelle culture, la naissance de divers mouvements idéologiques, le foisonnement intellectuel, les universités. Et j’avoue qu’aujourd’hui, presque vingt ans plus tard, pendant que j’écris ces lignes… J’avoue que j’avais eu là une brillante idée. Si j’étais resté à New York… Qui sait ? Je ne me serais sans doute pas autant amusé. En tout cas, jusqu’en 1981.
Il décrit un endroit irréel, d’abord le désert, puis une Californie de légende qu’il découvre, à la bonne époque, avec tout ce que ça comporte de soleil, de surf, de campus et d’universités. C’est dans l’une d’elles qu’il va trouver un job de lecteur. Il fait la connaissance de « T.L. », le pape du L.S.D., et s’attarde avec une rare complaisance sur les soirées et les expériences qu’il vit au sein d’une bande d’allumés. C’est en lisant ce passage précis que j’ai senti que les prétendus mémoires basculaient vers autre chose. Il abandonnait la confession pour se lancer dans le témoignage racoleur, la peinture sensationnaliste d’une période chaude, par le biais de l’anecdote et du voyeurisme. Un petit côté « j’y étais ». En 66, il obtient la nationalité américaine grâce à un mariage blanc qu’il boucle en deux lignes. Simple étape, vague relation de cause à effet, car il rencontre un « J.D. », dont il parle comme d’un gourou, et qui lui offre la possibilité de partager un cabinet de psychanalyse. Là encore, il ne se fait aucune illusion sur sa vocation retrouvée.
J’avais le sentiment de ne savoir faire que ça. Et ça, on pouvait le faire partout dans le monde, et surtout là, en Californie. En fuyant la France, les mains vides, j’emmenais avec moi mes instruments de travail. Comme un pickpocket. Si je ne m’étais pas installé là, à Beverly Hills, je l’aurais fait ailleurs, dans le Nevada, au Canada, n’importe où. J’ai retrouvé des réflexes. En 68 je m’étais refait une clientèle choisie, pleine aux as, comme un authentique charlatan, celui que je devenais ou celui que j’avais toujours été. Je n’ai jamais réussi à savoir. Money. Money. Dollars. Était-ce le seul but recherché quand je voyais ces grandes dames de Beverly Hills, engourdies d’ennui, sortir de mon cabinet pour grimper dans des Pontiac ? Sans doute, ça n’était plus important, le pire était fait, et il était loin, là-bas, sur un autre continent, l’Europe, la France, dans une petite banlieue paisible de la région parisienne. Le reste…
Il revient sur sa faute, sa très grande faute. Mon crime, comme il l’écrit lui-même. Sans doute sa volonté de tout mettre sur la table, mais à un point tel qu’on ne sait plus si c’est un mea culpa ou une justification.
Dans ce pays, le problème du rapport sexuel entre thérapeutes et patients atteint des sommets. D’augustes prédécesseurs comme Jung et Rank ont connu ça bien avant moi. Je me suis penché sur les chiffres de l’American Psychiatric Association, ils disent que 7 % des psychiatres hommes ont avoué une « affair » avec une patiente, idem pour 3 % des psychiatres femmes. Dans le même ordre d’idée, 65 % des praticiens disent qu’ils ont soigné au moins un patient qui avait eu ce genre de problème avec un précédent analyste. Plus d’une centaine de ceux-là ont été traduits en justice. Ici, mon histoire d’amour devient mon crime. Passible de prison. À partir de ce moment-là, j’ai eu peur des connexions possibles avec mon passé.
S’ensuit tout un laïus sur son arrivisme forcené, il insiste beaucoup sur ce point, on sent qu’il veut noircir son amour du fric, il s’amuse même à l’interpréter. Comme s’il ne pouvait plus exercer que par cynisme, pour se punir, pour se venger de son boulot. Il se plaît à décrire la façon de négocier son nouvel univers relationnel, il parle du choix de ses patients avec une ironie rare, il en cite quelques-uns sous leurs initiales, ne perd pas une occasion de suggérer des noms connus pour les clouer net avec un adjectif qui tue. Le récit devient vite putassier, et je me suis rendu compte, enfin, que j’avais entre les mains, un gros best-seller à scandale, avec tout l’étalage de mondanités sordides que ça comprend. Le cabinet marche fort, celle qu’il appelle « F.D. », actrice célèbre, vient s’allonger sur son divan. Elle en parle à son entourage, la clientèle se raffine de plus en plus, il aime dire que l’on vient chez lui comme on passe au garage. En deux ans il devient le psychanalyste du tout Beverly Hills. On l’invite, souvent, il fréquente le gratin, son charme naturel, son adorable accent français (sic), et surtout le fait qu’il soit au courant de tant de secrets, tout ça contribue à en faire une espèce de V.I.P. qu’on aime avoir à sa table.
Un soir je reçois un carton d’invitation pour une fête, ce n’est rien moins que le fameux H.H. qui me propose une soirée dans son Wonderland, avec toutes ces filles splendides, ces rock stars et tout ce qui peut être à la mode sur la côte Ouest. Fidèle à sa légende, il me reçoit en pyjama, me fait visiter, me présente à des play mates, et m’isole dans son bureau pour me poser cette étrange question : Dites-moi, docteur, est-il normal d’être obsédé par l’idée qu’en chaque femme il y a un lapin qui sommeille ?
On survole la décennie 70 au travers de quelques anecdotes sans intérêt, il multiplie les activités pour devenir un businessman émérite. Il faut attendre 81 pour que le brûlot se remette à crépiter. Il est contacté par celui qu’il appelle « le secrétaire », un individu qui s’entoure de la plus grande discrétion et qui le sollicite pour une première entrevue avec son « boss ». Pendant tout le reste du récit, il ne l’appellera jamais par son vrai nom. Beaumont est intrigué, après une longue série d’entretiens téléphoniques, un rendez-vous est pris et on vient le chercher en jet privé pour le conduire à Seattle. Le « boss » est un homme d’affaires extrêmement puissant, retiré dans une tour d’ivoire d’où il dirige un empire industriel. Beaumont s’en amuse presque.
Pourquoi moi ? Ma réputation, sans doute. On m’a accueilli en disant : Nous voulons le meilleur pour le Meilleur. Le « boss » m’attend dans sa villa, un palais extraordinaire, une espèce de Xanadu dans lequel on imagine les grands de ce monde. Je ne savais pas encore que le « boss » ÉTAIT un grand de ce monde. Après une fouille en règle, on me présente un homme encore jeune, presque timide, effacé, surprotégé par un service d’ordre incroyable, des gardes du corps le suivant pas à pas où qu’il aille. Je me souviens même avoir vu l’un d’eux vouloir absolument nous suivre dans le bureau pour assister au premier entretien…