Выбрать главу

Le « boss » en question vit un vrai calvaire, le climat dans lequel il baigne, ses « affaires » et sa retraite forcée le plongent dans un état d’anxiété incroyable, il a besoin d’aide. Dès les premiers contacts, Beaumont est tout de suite intrigué par cette espèce de prince obscur et reclus. Qui ne tarde pas à se dévoiler.

Le toubib se débrouille plutôt bien pour entretenir un léger suspens à propos de ce nouveau client. Un vocabulaire aseptisé, des phrases ambiguës où l’on sent les points de suspension. D’abord il en parle comme d’un patient comme les autres, écrasé sous le poids de sa tâche, on imagine un haut décisionnaire stressé, mal dans sa peau. Mais bien vite on commence à se douter que le client, plus que n’importe qui au monde, a enseveli un monstrueux pathos sous une chape de béton.

Car son empire industriel est une façade qui en cache un autre, bien plus redoutable. Le « boss » est un héritier. L’héritier d’un empire tentaculaire qui contrôle tous les secteurs du crime organisé en Californie. Drogue, prostitution, jeux et racket.

J’ai marqué un temps dans la lecture. Les mémoires basculent à nouveau et deviennent ceux d’un autre, trahis, bafoués. J’en ai regretté les cancans et les coucheries d’Hollywood. Beaumont n’ironise et ne joue plus. Il sait qu’un engagement de sa part sera un point de non-retour.

Le Prince n’est pas né dans la rue, il n’a pas gravi les échelons, il n’a jamais eu à prouver sa détermination à coups de flingue. Tout lui est tombé dessus, en bloc, à peine préparé par ses aînés à devenir le № 1 de son territoire. Beaumont et lui ont le même âge.

On le sentait écartelé entre la loi du silence et le désir de parole, son extraordinaire pouvoir et sa vulnérabilité. Une torture qui peu à peu l’asphyxiait, qu’il cachait de moins en moins bien aux yeux des trois ou quatre autres pontes de l’Organisation. Il m’a laissé le choix, je n’avais qu’à passer la porte, j’étais libre de partir. J’ai pris peur, j’en savais déjà trop, mais il m’a juré sur son honneur que jamais je ne serais inquiété.

J’ai mis un bon mois avant de prendre une décision. Perdu dans un paradoxe inextricable, hésitant entre l’homme qui tend la main et le gangster tout-puissant. D’autres paramètres rentraient en ligne de compte et rendaient mon choix plus complexe encore. Une réelle fascination pour l’individu et pour l’aventure dans laquelle nous nous lancions, lui et moi. La possibilité d’être l’unique témoin de toute une infrastructure invraisemblable, d’être au cœur d’une des inventions les plus monstrueuses de l’âme humaine. Pour, peut-être, en cerner quelques rouages.

Un mois de vertige.

Il accepte. Pendant quatre ans, il se rendra plusieurs fois par semaine chez le « boss », et cette relation prend le pas sur toutes ses autres activités. Une forte dépendance se crée entre les deux hommes, un travail pénible, pour tous les deux, mais en même temps fascinant, le patient veut aller jusqu’au bout, il déballe tout, de la prime enfance à l’âge adulte, pour franchir toutes les étapes de l’horreur. Durant ces quatre années, Beaumont consigne par écrit tout ce qu’il entend, il veut garder intact tout ce matériau, par réflexe, et voit déjà se dessiner l’idée d’en faire quelque chose un jour.

Mais, brusquement, en janvier 1985, tout s’arrête.

Le choc. Beaumont rentre d’un congrès à Washington et trouve son appartement mis à sac. Il panique, cherche en vain à joindre le « boss », il est impossible de lui parler. Il se terre dans un hôtel de Los Angeles et apprend trois jours plus tard la mort de son client dans la presse. Beaumont sait qu’il s’agit d’un renversement de pouvoir au sein de l’Organisation. Il comprend tout aussi vite que la fin de son client sera la sienne.

Une nuit. Dix ans, en une seule nuit. J’en avais presque l’habitude… Mon cabinet de Los Angeles avait été saccagé aussi, on y avait retrouvé toutes les notes ultra-confidentielles concernant l’ex-patron, mais aussi ses homologues, ceux qui avaient décidé sa chute. J’ai réuni le maximum d’argent possible et j’ai rejoint Mexico City en moins de vingt-quatre heures. Le point 0. Nul. Je venais de passer la cinquantaine. Mais j’étais encore vivant.

Il s’envole pour l’Asie et se fait tout petit pendant plusieurs mois dans un hôtel de Kuala-Lumpur, se présente comme écrivain et ne sort pratiquement jamais de sa chambre. La peur au ventre, il ne reste jamais longtemps au même endroit et se déplace en Asie du Sud-Est. Il décrit son oisiveté forcée, finit par s’y habituer et devient une espèce de contemplatif aigri mais toujours terrorisé à l’idée de rejoindre l’Occident. Il se sait condamné à l’exil, jusqu’à sa mort, l’Organisation ne le lâchera plus. Il reste trois ans dans un bungalow à Khosamui, sur une plage du sud de la Thaïlande. Son seul interlocuteur est un attaché de l’ambassade de France qui vient passer des vacances là-bas. Il s’attarde sur cette amitié naissante, elle semble sincère, mais Beaumont ne cache pas son espoir d’en tirer un profit, il a toujours dans l’idée de regagner la France un jour. En reculant sans cesse l’échéance. Jusqu’en 88, année où il décide d’écrire ses mémoires.

Au début, j’ai juste cherché à me souvenir. Éprouver ma mémoire, décrire les visages oubliés, et affronter les spectres qui m’ont hanté jusqu’à aujourd’hui. Désormais, au fil des pages, je comprends que si j’écris ces lignes, c’est pour ceux que j’ai laissés là-bas, leur transmettre ma vérité. Et s’ils doivent me haïr, qu’ils sachent vraiment pourquoi.

* * *

— Il est quelle heure ?

— Bientôt 18 heures.

Durant tout l’après-midi, il est resté à la terrasse ombragée d’un café des Champs-Elysées, à attendre que j’aie fini de lire, affalé à l’arrière de la voiture. À deux reprises, le serveur est venu me porter une boisson fraîche, j’ai vu Beaumont se coller des sparadraps sur le visage sans cesser d’épier ma lecture, comme s’il attendait des réactions violentes. Je ne lui ai pas fait ce plaisir. Il m’a demandé de l’argent pour régler les consommations.

J’ai cherché mes mots, après tous ceux que je venais d’absorber. Mais tout ce que j’aurais pu dire était bien en-deçà. Il démarre, contourne l’Arc de Triomphe. Je reste à l’arrière, il attend une réaction.

— Ça porte un titre, votre truc ?

— Non, pas encore, j’avais envie d’appeler ça « Le miroir sans tain ».

— Appelez ça plutôt « Le stade du mouroir ». Il me manque une dernière pièce, le retour.

Il aurait préféré qu’on en reste là.

— Je me suis enfin décidé à rentrer en France, pour savoir ce que j’y avais laissé. C’était irrésistible. Et je n’abandonnais toujours pas l’idée de publier mes mémoires.

— Les publier ? C’est une plaisanterie ?

— Qu’est-ce que j’avais à perdre ? Ce bouquin, c’était ma voix, celle que mon enfant entendrait peut-être un jour, c’est pour lui que je l’avais écrit. Et du même coup, j’aimais l’idée de me venger des truands qui m’avaient condamné à la paranoïa pour le reste de mon existence. Je pensais que le bouquin me mettrait à l’abri.

— Jurez-moi que vous n’avez pas pensé au fric.

— J’y ai pensé aussi. Ça pouvait se compter en millions de dollars. Mais ça aussi, c’était pour ceux que j’avais laissés en France. C’était la dernière chose que je pouvais leur léguer. De toute façon, il était hors de question de publier ça, aucun éditeur n’en aurait jamais eu le courage.