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Lentement, la tête de Ricky est venue cogner le tableau de bord.

Stuart est sorti de la voiture et m’a contourné pour retrouver le revolver de Ricky, à terre. Beaumont, geignant, prostré sur le corps de ses deux enfants, n’a pas entendu sa portière s’ouvrir. Stuart a tiré trois balles à bout portant, le corps de Beaumont a réagi sous les impacts pour se figer, un instant, assis, droit, les yeux ouverts. Stuart a collé son canon contre la tempe du vieux et lui a fait exploser la tête. Une fois. Puis deux.

Une seconde de latence.

Ne restait plus que moi.

Collé au pare-brise.

J’ai vu l’arme pivoter de mon côté au moment où je glissais à terre, la balle m’a brûlé la jambe gauche, Stuart a crié mon nom. En rampant à terre, je l’ai vu tirer à nouveau dans ma direction, des coups muets, vides, puis il a jeté le revolver dans l’habitacle en gueulant et a fait démarrer la voiture, j’ai rampé de toutes mes forces dans le caniveau, puis sous un banc pour m’y rouler en boule. J’ai pu le voir pousser les trois corps inertes au-dehors, claquer les portières et diriger la voiture lentement vers moi.

J’ai vu ma jambe morte, oubliée, à portée de sa roue. En hurlant de douleur, je l’ai saisie des deux bras pour la ramener in extremis sous le banc que l’aile de la voiture a heurté.

Ma vue s’est brouillée, mais j’ai cru discerner, derrière le volant, une main bien ouverte balayant l’air pour me dire au revoir.

Le silence est revenu, j’ai serré les dents pour ne pas m’évanouir.

J’ai vu des silhouettes, debout, autour de moi.

J’ai rampé, et rampé encore jusqu’aux trois cadavres, en oubliant la douleur, en oubliant tout, tout sauf Beaumont, là, à quelques mètres.

J’ai traîné en m’agrippant au macadam, poussé par mon idée fixe, mon obsession.

Des voitures s’arrêtent, des gens me suivent sans oser me toucher, je les vois à peine. Je m’en fous. J’ai poussé un ricanement grotesque quand je me suis retrouvé nez à nez avec Beaumont, mes mains ont glissé sur la nappe de sang qui s’échappait de tout son corps. Mais ça ne m’a pas découragé, j’ai sincèrement pensé à cette seconde-là que des gens avaient survécu à cinq trous dans la peau. J’ai réussi à m’asseoir et à l’attraper par les revers de sa veste pour le secouer.

— Hé ! Beaumont…

Son bras s’est déroulé pour cogner à terre, j’ai cru qu’il lui restait encore un petit souffle. Le visage en bouillie. La boîte crânienne en miettes.

— Hé ! Beaumont… Tu vas me la donner cette adresse, enfoiré. Tu vas me la cracher, dis ? Où t’as foutu mon pote ?

J’ai même élevé la voix, persuadé que ça allait le réveiller.

— Juste un mot, merde ! Un seul…

J’ai levé les yeux vers l’attroupement. Au loin j’ai entendu une sirène.

— Tu vas me la donner, bordel…

7

Il manque deux sièges de ce côté-ci de la carlingue. Une fille en sari nous a donné des bonbons, j’ai cru qu’il s’agissait d’une coutume de bienvenue, en fait ça servait surtout à lutter contre la décompression. Par le hublot, la mer. Ou l’océan, qui sait ?

L’avion est bourré à craquer. J’ai hérité, à ma gauche, d’un type qui grommelle à propos de tout et de rien, un habitué de la ligne qui se plaît à dispenser son savoir au néophyte que je suis, un fuseau horaire par-ci, un bulletin météo par-là, un point géographique toutes les dix minutes, un souvenir d’escale, ça n’en finit plus, il dit même, pour gentiment m’inquiéter, que nous avons tous pris un sérieux risque en grimpant dans un coucou de la Bengladesh Airline.

J’avoue que ça m’avait paru curieux quand la fille m’a cité ladite compagnie, à l’agence. Je pensais que le pays n’existait plus. C’est dire si j’ai l’étoffe du baroudeur. Avec un peu plus de fric j’aurais choisi autre chose.

Je suis redevenu pauvre depuis le soir où le vieux Beaumont est mort. Durant les cinq nuits qui ont précédé, je n’ai pas eu le temps de m’habituer aux facilités pécuniaires, j’ai vite retrouvé les réflexes du sans-le-sou, les choix cornéliens, les conversions mescal/sandwich. Et puis, quand les assedic m’ont coupé les fins de droits, adieu les choix cornéliens, adieu le mescal, à moi les sandwichs. Depuis presqu’un an déjà. Ça m’est tombé dessus sans prévenir. J’ai même été obligé de travailler. Deux mois. Entiers. Comme animateur dans un service de Minitel rose. Pour me payer le billet aller-retour.

Il paraît que je vais tomber dans la saison des moussons. Paris était gris, ce matin, et c’est le comble, pour un 12 juillet.

— Qu’est-ce qui se passe, là ?

— On arrive à Athènes.

— Ça va durer longtemps ?

— Une demi-heure, ça dépend du nombre d’atterrissages. Il vient déjà d’en rater un.

Je porte le jean et les baskets d’Étienne. Tenue de voyage, j’ai pensé. Le touriste moyen, à l’aise, prêt à découvrir un continent à la force du mollet. Comme si j’avais envie de traîner mes semelles ailleurs que sur la rive droite de la Seine. Paris me manque déjà. Au décollage, j’ai essayé de m’y repérer, je n’ai pas vu grand-chose. Je n’étais même pas sûr que c’était Paris.

Contre toute attente, Étienne avait bel et bien tenu sa promesse : il a répondu, post-mortem, à toutes mes questions. Pendant nos deux années de dérive, j’avais passé en revue tous les chocs affectifs qui pouvaient pousser un bonhomme de cinquante ans à retomber en adolescence. Pour réaliser, en moins d’une heure, en fouillant dans une malle aux souvenirs cachée dans son studio miteux, que jamais Étienne n’avait été le monsieur respectable que j’avais imaginé. Toute une vie en vrac, au hasard des documents amassés, sans aucune chronologie. Des pièces de puzzle qui se sont vite imbriquées les unes dans les autres.

Une photo prise au Golf Drouot, avec banane et gomina, la première fois qu’il a eu ses seize ans. Une autre en petit costard rigolo, il conduit un Vespa avec une fille coiffée d’une choucroute. Un vieux casier judiciaire qui mentionne un coup minable pour lequel il a écopé de deux ans avec sursis. Dans son armoire, une collection de fringues formidable, tout y passe, le perfecto, les boots à plate-forme, les pattes d’éléphants, jusqu’aux tee-shirts à fermeture Éclair des punks. Une lettre de son frère aîné qui lui reproche de fréquenter d’un peu trop près les flics après leur casse raté. Une photo où il a les cheveux longs, une barbe et une écharpe indienne autour du cou. Un gros livre de comptes qui couvre les vingt dernières années, avec des colonnes impeccablement remplies. Une page par mois, les noms de tous les inspecteurs qui le contactent, les heures de rendez-vous, les endroits, les sommes qu’on lui verse. Une énième et dernière lettre de son aîné, datée de 77, qui ne supporte plus l’idée d’avoir une saloperie de petite balance pour frère. Une photo où nous dînons tous les trois, avec Bertrand, lors d’une fête au bois de Boulogne.

Étienne n’a jamais quitté ses 16 ans. Il n’a jamais été rentier, ni grand voyageur, ni aventurier, ni flic, ni tueur ni gangster. Juste un indic’. Un indic’ professionnel. Son seul boulot consistait à passer sa vie en boîte et à rencarder les flics sur tout ce qui concerne les mœurs et la dope. Il avait appris le métier à la longue, et presque sans le vouloir. Il avait suffi de quelques ratés dans le démarrage, une envie furieuse d’aller jusqu’au bout de la fête, un orgueil à vitesse variable, et une rare propension à la cosse. Il vivait, chichement, de sa science de la nuit et des fous qu’on y croise.

Étienne avait attrapé la maladie bien avant tout le monde.