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— C’est plutôt bon, cette petite barquette de poulet au safran.

— C’est pas du poulet. C’est pas du safran non plus.

Je lui offre ma salade de fruits et allume une Lucky Strike achetée en duty free. La vétusté de la carlingue m’amuse. J’ai cru que ce revêtement bizarre autour des hublots était du papier peint. Sans le vouloir, j’en ai arraché un petit bout, un coin de rosace orangée. C’est effectivement du papier peint.

J’ai mieux compris d’où Étienne sortait son carnet d’adresses, son talent à faire valser le bakchich et son excitation à l’idée de traquer le vampire dans Paris. Ça m’a rappelé le passage où Beaumont explique dans ses mémoires son envie de replonger dans le business, bien des années plus tard, malgré les cadavres qu’on laisse derrière soi, malgré le fait que tout ait changé. Je me suis demandé ce qui se passerait si, dans vingt ans, je m’arrêtais par hasard devant un vernissage. Aurai-je à lutter contre un vieux truc qui refoule, trop fort pour y résister ?

Moi qui d’habitude attends la nuit avec une certaine impatience, pour la première fois, je ne l’ai pas vue tomber. Le zinc s’y est enfoncé d’un bloc, j’ai aimé cette étrange sensation de la traverser physiquement, entre deux songes, persuadé que le soleil allait réapparaître dans la minute.

— C’est l’escale à Dubaï, vous n’allez pas voir grand-chose.

— On va sortir ?

— Une petite heure, laissez votre blouson, gardez juste un tee-shirt.

En descendant la passerelle j’ai reçu une baffe de chaleur inouïe, le truc imprévisible, j’ai cru qu’elle émanait d’un réacteur brûlant. Comme les autres je me suis précipité dans la navette réfrigérée où des gouttes glacées venaient couler sur les parois intérieures. Un chaud et froid comme je n’en connaîtrai jamais plus. La salle de transit était plus supportable, je me suis assis près d’une vitrine d’artisanat local, en imaginant la vie des autochtones condamnés à lutter contre le climat. Des images encore récentes me sont revenues en mémoire, des fins de soirées frileuses où l’on se réfugiait dans une boîte, avec le réflexe de tendre les mains vers la piste de danse pour se les réchauffer, et l’instant d’après, le verre de vodka glacé qu’on se passe sur le front en sueur, le manteau éternellement sous le bras pour ne pas payer le vestiaire, puis la pluie, dehors, à la fermeture, le métro déjà bondé, et la dernière cigarette avant le sauna de la place d’Italie, ou encore les trois coussins d’un canapé dépliable qu’une bonne âme va nous offrir, en nous priant de ne pas abuser du radiateur. Tout ça paraît tellement étrange quand on cherche son souffle au beau milieu d’un désert.

Deux heures plus tard, je réintègre ma place et attache ma ceinture.

— Prochaine escale ?

— Dacca. Il fera jour.

— On pourra au moins profiter du paysage.

— Oh ! ça, j’ai essayé souvent, sans jamais le trouver.

Il n’y a pas eu d’enquête. D’enquête officielle. Il n’y a pas eu de morts, pas d’instruction, pas de procès, pas de remous. Absolument rien. Juste quelques milliers de questions auxquelles j’ai répondu, docile. D’abord aux flics, qui m’ont visité dès le lendemain matin, à l’hôpital. Je les ai sentis un peu dépassés par le témoignage que je leur servais. Quand j’en suis sorti, deux semaines plus tard, des gens sont venus me confisquer, des gens sérieux, d’une autre trempe que ces petits inspecteurs de quartier. Les types d’Interpol m’ont fait subir une espèce de debriefing qui a duré des jours et des jours. J’ai cru qu’on remettait ça, l’angoisse de la séquestration et tout. Ils m’ont passé au scanner, ils voulaient de la transparence, et je n’avais rien à leur cacher, ou presque, j’ai rejoué ces cinq jours-là en frôlant le cabotinage, je n’ai rien oublié, même les détails qui n’offraient aucun intérêt, les baskets rouges, la gousse d’ail de chez Dior, le gâteau d’anniversaire de Fred, si bien qu’à la fin ils m’ont demandé de faire l’impasse sur les garnitures de petits fours et le nombre exact de verres de mescal éclusés. Ils ont recoupé mes dires avec ceux de Jean-Marc, en attendant ceux de Jordan.

Le mort vivant avait survécu. Il a fallu plusieurs jours avant qu’il ne sorte du coma et plusieurs mois avant qu’il ne daigne desserrer les lèvres. On ne m’a pas laissé le loisir de le visiter. Je n’en aurais pas eu le courage, de toute façon. Un jour, peut-être, si nos routes se croisent à nouveau, je lui raconterai tant bien que mal les mémoires de son père.

Le plus curieux, durant les interrogatoires, ça a été la manière dont j’ai dû me raconter, moi, dire qui j’étais et comment je vivais. J’ai dû justifier mon parasitage, mes moyens de subsistance. Ils ont essayé de me ranger dans diverses catégories, de m’estampiller, j’ai eu un mal de chien à leur expliquer que je n’étais ni un truand ni un dealer, ni un clochard, ni rien, juste un petit profiteur au jour le jour, et rarement le jour. Les gars se regardaient, incrédules. Je leur ai dit qu’en province je ne tiendrais pas deux nuits, c’est la seule fois où je leur ai soutiré un ricanement. Ensuite ils m’ont demandé si j’avais lu les mémoires du vieux, et je leur ai menti, pour la seule et unique fois. J’avais beau être terrorisé, j’ai cru qu’ils ne me lâcheraient plus. Je ne saurai sans doute jamais s’ils ont intercepté Stuart ni comment ils se sont débrouillés avec les autorités américaines. Mais à voir la mollesse des moyens mis en œuvre, j’ai cru comprendre que personne n’avait intérêt à fouiller dans tout ce merdier vieux de vingt ans. À la fin du séjour, j’ai bien senti qu’ils se demandaient ce qu’ils allaient faire de moi.

Je n’ai pas cherché à les contrarier quand ils m’ont suggéré de me faire oublier. La triste fin de Beaumont à la suite de tant d’indiscrétions était plus explicite encore que leurs vagues injonctions au silence. Message reçu. Affaire classée.

On me pose sur la tablette une barquette verdâtre avec des boulettes de riz gluant, ça dégage une odeur plutôt bonne.

— Encore de la bouffe, à cette heure-ci ?

— Toutes les quatre heures, c’est tout ce qu’ils ont trouvé pour nous empêcher de gamberger.

La chaleur m’endort. Je ne suis réveillé que par les allers-retours réguliers de mon voisin aux toilettes.

Ma sœur m’a hébergé quelques semaines, en attendant de me voir remarcher normalement. Je me suis occupé de ses gosses et des pique-niques en forêt. J’ai freiné sur les clopes et n’ai pas bu une goutte d’alcool. Ensuite, j’ai fait ce qui était prévu pour le reste de l’été, on m’a confié les clés de sept appartements où j’ai assuré les prestations habituelles, jusqu’en septembre. Deux mois de cocooning, avec pour seule compagnie celle des chats lascifs, devant la télé. J’ai lu plein de bouquins, sans penser à mettre le nez dehors après huit heures du soir. J’ai cru que la maladie avait disparu et qu’il était encore temps de penser à mon avenir, avant la grande rentrée.

Une dernière affaire à régler, d’abord.

* * *

L’aéroport de Dacca ressemblerait à un vieux squatt derrière la gare Montparnasse. Autour, deux ou trois carlingues où des types en short charrient des cargaisons de bagages, de la terre aride, des buissons secs à perte de vue. Et un soleil qui ne donne pas l’impression de vous faire un cadeau. Au contraire. J’ai passé huit heures sous un ventilateur, assis sur une banquette en bois, au milieu des voyageurs engourdis. De retour dans l’avion, j’ai vu une hôtesse s’évanouir avant le décollage. Pas démontée, sa collègue nous a servi la bouffe.