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On ne me demande pas d’où je viens, ça se lit sur ma gueule, le planton n’est pas un physionomiste, juste un aboyeur chic en queue de pie qui compte les invités avec un petit appareil discret qu’il fait cliquer dans sa main. Je ne lui donne pas mon nom et traverse la passerelle qui mène au corps de la fête. J’ai senti l’Asie à ce moment-là, contre toute attente.

D’emblée je ne reconnais rien des fêtes qui ont fait mon ordinaire, et surtout pas les 14 juillet qui guinchent vers Bastille.

Une impression d’avoir fait un saut dans le temps. Je ne lis aucun malaise, aucune attente sur les visages, même pas une envie frénétique de s’amuser. Mais plutôt des sourires un peu las, des gestes doux, une élégance naturelle, et l’ensemble serait une sorte de grammaire nostalgique pour tous ceux qui se retrouvent entre semblables, perdus sur un îlot d’outre-mer, à mille milles de toute fête nationale. Des boys se faufilent. Je reste en retrait, le dos contre la rambarde en osier d’une coursive qui surplombe un bassin autour duquel le gros des convives s’est massé. Je préfère avoir un peu de hauteur pour voir sans être vu. Des gens dansent sur une musique bien comme il faut, je n’ai jamais entendu ça, un rythme qui rassemble les générations et les continents. Rien à voir avec la course à la tachycardie des pistes parisiennes. Le champagne, en revanche, a le goût de là-bas. J’essaie d’entendre les bribes de conversations d’un groupe de femmes, toutes plutôt jolies. On sent que c’est le raout de l’année pour tous les français en poste ici. De magnifiques rideaux jaunes et peints claquent dans mon dos, je risque un œil dans la pièce, un couple chic, excité à mort, s’acharne sur un jeu vidéo qui pousse des bzi bzi bzi comme dans les cafés. Un boy me tend un plateau rempli de boulettes bleues, blanches et rouges. Je goûte. Vaguement sucré, avec un arrière-goût de cumin. Une jeune femme, pas loin, sourit en me voyant mâcher.

— Vous venez d’arriver, vous.

— Dix bonnes minutes.

Elle s’esclaffe gentiment.

— Non, je voulais dire, à Bangkok.

— Quatre heures.

Elle rit encore. Une superbe étoffe bleue l’enveloppe d’une seule pièce, à l’inverse des autres elle n’a pas joué la robe de grand couturier.

— Il fait quel temps, à Paris ?

— Comment savez-vous que je viens de là ?

— Aucun doute là-dessus, on a l’impression que vous sortez du métro.

— George V ?

— Porte de Pantin.

Là, c’est moi qui rigole.

— Dites, c’est quoi ce grand dôme, là-bas, vers la gauche.

— C’est le Lumphini Stadium. Je vous conseille d’aller voir les combats de boxe thaï, c’est quelque chose.

— Et le Bouddha en or, il est où ?

— Trop loin pour vous le montrer.

— Et le marché flottant ?

— Vous avez lu le guide du routard, ou quoi ?

J’ai failli lui demander si son mari était en poste ici, si elle-même y avait son job, si elle vivait à l’année en Thaïlande. Mais j’ai eu trop peur qu’elle dise oui à tout et j’ai préféré rester dans le flou. Dans le rêve.

Tout à coup, j’ai eu comme une bouffée de chaleur, et pas à cause du climat ni du jet-lag. Un truc qui est parti du ventre pour remonter jusqu’aux joues.

— Ce jeune homme, en bas, celui qui discute avec un journal sous le bras, c’est qui ?

— Lequel ? Celui qui pose sa coupe contre l’arbre ? Il s’appelle Laurence, c’est le secrétaire de l’attaché culturel.

— Ah oui ?

— Un type plutôt sympathique, peut-être un peu pincé, ça fait moins d’un an qu’il est là, mais il a l’air d’assez bien s’acclimater.

Un costume blanc. Un large bloc-notes qui sort de sa poche gauche. Il serre toutes les mains qu’on lui tend sans interrompre la conversation que lui fait un jeune type. Il s’éclipse un instant avec élégance, rejoint un monsieur d’âge mûr attablé devant des convives, lui glisse quelques mots à l’oreille, lui lit une note, l’homme hoche la tête, puis il revient vers son interlocuteur en happant un verre au passage.

Il est beau comme tout, Mister Laurence. Je souris quand son surnom me revient en mémoire. Mister Laurence… Quand je le vois là, en bas, rayonnant, sûr de lui, dans toute la raideur de sa fonction, comment pourrais-je l’appeler autrement, désormais. Mister Laurence.

J’ai repensé à Beaumont. Et lui ai rendu un bel hommage posthume. Car plus jamais je ne rencontrerai un manipulateur de ce calibre. Ça flirtait avec le génie. Il fallait que je le voie pour le croire.

Ne sachant comment faire courir Antoine, il a fait rêver Bertrand. Et seul Bertrand a su faire courir Antoine.

Bien joué.

Je suis resté là, longtemps, à le contempler. Mister Laurence.

Enfin à sa place.

C’est la fille, qui m’a tiré par la manche. Peut-être pour que je la regarde, elle.

— Vous êtes dans quelle branche ?

— Oh ! ça, il n’est surtout pas question d’en parler ce soir. Parce que ce soir, vous allez me faire tourner la tête dans Bangkok by night. Je veux tout voir, le sordide et le magnifique, je veux le royaume de Siam et les ruelles de la débauche, je veux les senteurs d’Orient et les nuits chaudes de la capitale du vice.

— D’accord.

Au réveil, je n’ai pas hésité une seconde, j’ai foncé à l’aéroport pour attendre le premier vol. Pendant les deux heures de transit à Moscou, je me suis fait pote avec un cadre japonais qui s’ennuyait ferme sous son walkman. Il avait des dollars et m’a invité au buffet pour descendre des verres de vodka et des toasts au caviar. Avant d’atterrir à Roissy, la nuit, je lui ai laissé mon hublot pour qu’il voie, au loin, la ville aux dix milliards d’ampoules rosées qui nous attendait. Il m’a demandé si c’était Paris.