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— Va savoir, dit Myriam. C’est pas la première fête qu’ils donnent, tout le monde veut y retourner.

Elle embrasse son cadre avec des bisous tendres comme des semelles de clarks qui ont fait Goa.

— Vous allez bien vous marrer, les gars… dit-elle en agrippant son mec par le cou, avec un sourire stupide et feint, histoire de le préparer à une nouvelle nuit blanche.

* * *

— Vous vous foutez de qui, au juste ?… Vous voyez cette petite tache bleue, là ?… Vous croyez que ça passe à la photocopie ?

— Mais… je ne comprends pas…

— Laisse tomber, Bertrand.

Au loin, j’entends un riff de guitare cisailler l’atmosphère, c’est l’intro d’un formidable morceau des Clash qui donne envie de tout faire péter autour et crier à l’anarchie. Et ce n’est pas le moment, vu le comité d’accueil. Quatre types en blazer bleu, un écusson sur la poche, l’un d’eux est assis et déchire nos invitations. Les autres, talkie-walkie en main, gardent l’entrée de cet hôtel particulier en pierre jaunie coincé entre un magasin de meubles et une tour. Cinq ou six individus qui se sont fait refouler, comme nous, patientent assis sur les barrières, prêts à mendier le moindre passe-droit. Je crois qu’on vient de s’attaquer à trop fort pour nous.

Une tache bleue… Qu’est-ce qu’on va pas inventer, de nos jours, pour filtrer les squatters. Je tire Bertrand par la manche, dans le silence total de l’humiliation. Même le rock des Clash a disparu, je n’entends plus qu’un battement sourd. J’ai envie de courir pour cacher ma honte, comme un cafard qui se faufile sous la bonde de l’évier. Je hais la déroute. Je dis à Bertrand qu’on n’a plus rien à foutre ici. Il me fusille du regard et repart à la charge.

Belle ténacité. Qui risque de nous faire raccompagner à coups de pied au cul. Mieux valait ne pas avoir d’invitation plutôt que de vouloir gruger des armoires à glace dont le métier consiste justement à débarrasser les soirées des petits malins de notre espèce. Désormais, il est impossible de rattraper le coup.

— Je ne comprends pas, on nous a donné cette invitation il y a deux heures à peine, au Palace !

Le bluff de l’indignation… On s’enfonce dans le grotesque. Bertrand est prêt à n’importe quelle compromission pour franchir cette porte.

Et pourtant, malgré mon envie de fuir, je ne peux m’empêcher de jeter un œil vers cette chouette bâtisse avec un hoquet de remords. Dedans, ça ressemble à Babylone. Ça fleure le luxe et la débauche. Des soirées comme ça, il n’y en a que dix par an. Partout ailleurs, la nuit sera interminable, on va avoir encore plus froid qu’en plein hiver. Je connais déjà le programme : rejoindre notre Q.G., le Mille et une Nuits, à pied, en se rejetant la faute, pour supplier Jean-Marc de nous laisser entrer, et il le fera, et là on verra des gens danser et boire des verres à soixante-dix francs. Et nous, silencieux, attendant le petit jour, avec un marteau de décibels dans la tête et le goût de l’échec à la bouche.

— C’est une soirée privée messieurs, je suis désolé.

On connaît la formule. Bertrand hausse les épaules, soupire, les sbires nous montrent la rue en rigolant.

— La situation est ridicule… Si je peux vous proposer quelque chose… Mon ami reste ici pendant que je fais un tour à l’intérieur pour retrouver celui qui nous l’a donnée, cette invitation… je ne reste pas plus de cinq minutes. D’ailleurs, l’un de vous peut m’accompagner.

Je rêve… Bertrand tente le baroud de la dernière chance, histoire de choper une vague connaissance qui, par le plus grand des hasards, aurait le pouvoir de nous faire rester. La dernière fois, ça avait marché, à la fête annuelle du journal Actuel, salle Wagram. Mais ce soir, tous ceux qui sont sur le trottoir ont essayé ce coup-là.

— Impossible. Qui vous a donné cette invitation ?

— C’est…

Bertrand se retourne vers moi, il cherche un nom, n’importe lequel.

— Jordan, dis-je.

Jordan. Ça m’est venu comme une impulsion. Son spectre me hantait encore l’esprit. J’ai le sentiment que tout le monde connaît Jordan. Et pourquoi pas, après tout ? Ça avait marché, aux Bains-Douches. D’ailleurs, il est fort possible qu’il soit déjà à l’intérieur. La fameuse soirée dont il ne voulait pas me parler, celle dont nous devions chercher le chemin tout seul.

— Je suis sûr qu’il est déjà arrivé.

Les types se regardent, l’un d’eux décroise brutalement les bras.

— Jordan qui ?

— Tout le monde l’appelle Jordan ! Vous le connaissez sûrement ! Je vous assure qu’il est déjà à l’intérieur, il nous attend, et il va nous expliquer cette histoire d’invitation bidon.

Je m’y mets aussi. Du flan, et rien que du flan. Quitte à se griller, autant le faire jusqu’au bout, pour éviter de rentrer au Mille et une Nuits la queue entre les jambes. Après tout, ce Jordan, on s’en fout. Il ne nous servira plus jamais à rien.

— Vous pouvez me le décrire ?

— Il est toujours en smoking et il boit du Bloody Mary. C’est un grand copain à nous, et il n’a pas l’habitude de nous faire ce genre d’entourloupe. Il y a un malentendu.

— Entrez.

— Pardon ?

— Entrez, répète le portier. Excusez-moi pour tout à l’heure, et passez une bonne soirée.

Mes bras, crispés jusque-là, retombent, surpris. Bertrand se force à rester impassible, mais j’ai perçu un petit clignement de paupières qui a trahi sa surprise. La brochette de parasites roule des yeux comme des billes en nous voyant nous acheminer mollement vers l’énorme porte vitrée où des jeunes filles en jupe et blazer bleus nous attendent avec un sourire. J’ai l’impression que l’incident a duré des siècles, en fait le morceau des Clash n’est pas encore terminé. Je ne réalise pas encore par quel miracle nous sommes remontés du fond du gouffre. Il a suffit d’un prénom, pris au hasard, ou presque, un sésame obscur qui nous a ouvert brutalement la porte, contre toute attente. Une jolie blonde nous donne la direction de la caverne d’Ali Baba, et la route du trésor qu’on n’espérait plus. Une chanson des Stones nous précède. Encore un morceau dans lequel on a envie de s’envelopper pour faire son entrée.

Je ne vois rien des lieux malgré la violence des spots, hormis les cascades de moulures et un escalier en marbre blanc. Nous pénétrons dans une salle de bal à l’ancienne, avec une piste éclairée par des lasers où des danseurs ivres de lumière se déhanchent sur la voix de Mick Jagger. Des tables nappées de blanc. La foule. À vue d’œil, je dirai un magma de trois cents corps en fusion qui coule de tous les escaliers pour se répandre en flaque sur la piste. Et pour nourrir et abreuver tout ce beau monde, des rangées de tables qui bordent les murs, une bacchanale de bouffe qui explose de couleurs et de générosité. Du rarement vu. Du jamais vu. Quel que soit l’endroit où l’on se trouve et l’heure à laquelle on arrive, on peut passer du souper au petit déjeuner en sautant par-dessus les fuseaux horaires et les latitudes. Lasagnes et estouffades cantonaises, cocktails de fruits frais, sushi, fontaine de champagne, nouvelle cuisine, baril de whisky écossais. Il y a même une petite bicoque en bois où l’on sert des fromages, et un gâteau au chocolat ganache caraque dans lequel on pourrait tenir à trois en se serrant un peu. Le tout a quelque chose de terriblement in, voire de révoltant.

Et trois cents personnes qui se vautrent là-dedans comme si c’était normal. La trentaine de moyenne d’âge, tout le gratin de la nuit. Comment tous ces gens-là se sont-ils démerdés pour avoir une vraie invitation quand Bertrand et moi avons failli nous faire jeter ? Ça prouve que Paris sera toujours Paris et qu’il est encore trop grand pour tenir dans le creux de ma main. Je reconnais quelques têtes, j’en salue une ou deux, j’en évite d’autres.