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Nous sommes allés nous réfugier dans les jardins du Palais-Royal, désertiques et humides. Et, sur les coups de sept heures du soir, en errant vers la rue Mazarine, on a vu des gens entrechoquer des verres derrière la vitrine embuée d’une galerie de peinture. C’est à ce moment-là qu’on a réalisé qu’on vivait bel et bien à Paris. Et qu’au lieu de se laisser aller à une lente clochardisation et acheter du vin rouge étoilé, on pouvait imaginer un autre calcul désespéré : investir dans un smoking.

— On profite du spectacle ?

Je ne les ai pas entendus entrer. Deux blazers, et un bonhomme avec un collier de barbe, plutôt petit, les poings vissés sur ses hanches. Dans la pénombre j’ai pu discerner quelques traits, rien de connu, la soixantaine passée mais autoritaire, des yeux fatigués. Campé sur ses jambes, il est resté un bon moment devant le miroir pour assister à l’agonie de la fête. Le moment noir, détestable, l’heure des traînards impénitents, l’heure perdue où les esprits dégèlent et où la première lueur du jour est la pire des sentences. J’ai préféré regarder vers le tapis où Bertrand m’interrogeait du regard. Que lui dire sinon qu’il passait du cauchemar au cauchemar. Qu’on a eu des réveils pénibles, mais que celui-là restera inoubliable.

— Détachez-les, a fait le bonhomme sans se retourner.

Je me suis massé les poignets, Bertrand a essayé de se dresser sur ses jambes. J’ai senti que je devais prendre la parole, sans avoir la traître idée de ce qu’on peut dire dans un cas pareil. Le barbu ne m’en a pas laissé le temps.

— Si j’ai loué l’endroit, c’est uniquement à cause de ce miroir sans tain. Vous êtes dans un ancien bordel, un bordel pour riches. Le miroir était aussi utile aux voyeurs qu’aux patrons.

Il a allumé la lumière en ricanant, comme heureux de ce qu’il venait de dire, il a répété « miroir sans tain » plusieurs fois. Je me suis frotté les yeux. Un bureau Louis XV, des moulures au plafond, de la dorure un peu partout.

— On regrette, mon copain et moi, d’avoir voulu s’introduire chez vous pour profiter de votre fête. On voulait juste s’amuser un peu, on n’est pas des turbulents. On peut vous faire des excuses et tenter de réparer les dégâts. On n’est pas très riches.

— Vous n’êtes qu’une bande de crétins dégénérés, vous et vos sbires en bleu. On ne s’excusera pas.

Bertrand. Bertrand encore endormi qui va tout foutre en l’air. Je l’ai repoussé avec la dernière violence.

— L’écoutez pas, monsieur… Il est sonné… Il va s’excuser.

Le bonhomme s’est retourné brutalement.

— Vous vivez la nuit ?

Du tac au tac j’ai répondu « oui », entre la trouille et la surprise.

— Pourquoi ?

On s’est regardés, avec mon pote, sans savoir quoi répondre.

— Il y a sûrement des raisons, on ne vit pas la nuit pour rien. Qu’est-ce qui vous pousse dehors à la nuit tombée ? Même eux, là, derrière, qu’est-ce qu’ils font debout à une heure pareille, dit-il en montrant le miroir.

— Bah… parce que… C’est là que tout se passe…

— Ce que vous appelez « tout », c’est quoi au juste ? Les petits fours et le champagne ?

— Bah… ça en fait partie…

Le bonhomme a chuchoté quelque chose à l’oreille de son sbire, qui a quitté la pièce, sans doute pour nous laisser seuls avec lui.

— Je ne fais que me renseigner, vous savez. Curiosité professionnelle. Et toutes les nuits vous traînez dehors ?

— Bah… certains soirs on s’en passerait bien. On préférerait s’allonger devant une télé avec une petite boisson chaude, mais c’est pas évident, pour nous, de trouver ça.

— Il doit y avoir autre chose… Essayez d’y réfléchir… Est-ce qu’il vous arrive d’avoir la nausée ? Est-ce que vous avez le sentiment de voler quelque chose ?

— Vous voulez mon numéro de sécu aussi ? On aimerait savoir ce qu’on fout ici-même, après s’être fait agresser par vos hommes de main. Tout ça va se régler devant un commissaire de police, je demande à voir un médecin, j’ai peut-être un traumatisme crânien. Je n’ai pas pénétré chez vous par effraction, je suis protégé par des lois ! gueule Bertrand.

— Pas la nuit. La nuit, vous n’êtes protégés par rien du tout. La nuit, vous sortez de la tranchée, vous êtes à découvert. C’est sans doute pour ça que vous l’avez choisie. La nuit est duale, elle est en même temps le dehors et le refuge.

J’ai jeté un œil sur la pendule. 5 h 30. Le bonhomme a commencé à m’énerver aussi.

— Quand on rencontre des gens comme vous, un peu qu’elle est dangereuse, la nuit. Mais d’habitude c’est pas ça. Tout ce qu’on risque, c’est de se faire jeter dehors par un cafetier qu’aime pas nos gueules.

— Comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ?

La question était tellement inattendue que j’y ai répondu, patiemment. J’ai sans doute pensé qu’il ne nous lâcherait pas si je ne cédais pas à ses caprices. Ça a pris un long moment, nous avons rassemblé nos souvenirs, le vieux a tout écouté avec un intérêt inouï. Plusieurs fois il nous a demandé de répéter certaines phrases et d’insister sur des détails qui nous paraissaient anodins. Puis il a demandé à Bertrand :

— Qu’avez-vous éprouvé, tout à l’heure, quand votre ami s’est fait agresser ? J’ai vu la scène, mais j’aimerais surtout savoir ce qui s’est passé dans votre tête à ce moment-là.

Bertrand n’a pas su quoi dire. Le vieux n’a pas cherché à l’aider, au contraire. On aurait dit que ce silence gêné était la réponse qu’il attendait.

— Vous avez dit à l’entrée que vous veniez de la part de Jordan. Vous avez dit qu’il viendrait, j’ai attendu, et puis…

— Mais tout ce qu’on a dit est vrai, merde ! Et s’il a préféré finir la nuit ailleurs, c’est une raison pour nous casser la gueule et nous séquestrer ?