— Décrivez-le-moi.
— Mais puisque je vous dis qu’on le connaît, nom de Dieu ! C’est un gars assez spécial, Jordan. Ça fait longtemps qu’on traîne ensemble. Au début on le trouvait bizarre, mais maintenant on est habitués, on l’a vu au Centre Culturel Suisse, en début de soirée, il se descendait des Bloody Mary au litre.
— Tel que je le connais il est capable de se radiner maintenant, à cinq heures du matin, il adore les fins de soirée, c’est un baroque. Si vous saviez tous les petits matins glauques qu’on a eus… dis-je en me forçant à y mettre le ton.
Une petite nana en blazer est entrée avec une desserte roulante et un grand sourire, pour s’éclipser une seconde après. Le bonhomme a sorti une bouteille de champagne d’un seau à glace pour nous verser deux coupes. Des canapés salés, des tranches de gâteau, du café et de la viennoiserie.
— Approchez-vous, messieurs, puisque vous raffolez de ces petites choses.
Juste après ça, il est retourné à la contemplation du miroir.
— Miroir sans tain… Quand je pense que j’en ai fait un métier pendant trente ans… Vous me plaisez, les petits. Je sens que je vais rajouter un chapitre à mes mémoires.
Bertrand m’a regardé par en dessous en faisant un petit geste de la main pour signifier à quel point la situation était grave. Nous ne sommes pas tombés chez un hôte susceptible. Non. Nous sommes tombés chez un barjo. Un vrai. Et un barjo équipé, entouré. Je me suis demandé dans quel état on allait sortir d’ici. Le bonhomme est lentement revenu à lui.
— Bon ! Parfait. Si vous saviez à quel point ce que vous me dites me fait plaisir… Parce que moi, je ne l’ai jamais vu, votre Jordan.
J’ai éprouvé quelque chose de bizarre, loin dans mes tripes, une sorte de trouille mêlée de curiosité. Bertrand a cillé. Le vieux a dit :
— Votre Jordan veut ma peau. Je sais qu’il me cherche depuis plusieurs mois.
Il a joué avec une coupe de champagne sans y tremper les lèvres. Et il a dit :
— Lui, je ne l’ai pas encore. Mais vous, si.
Je me suis massé les tempes, comme pour m’aider à réfléchir. Je me suis reformulé mentalement les dernières paroles qui ont traversé l’espace, et n’ai entendu qu’une sorte de grésillement qui m’électrifiait les neurones d’une oreille à l’autre. J’ai fermé les yeux, quelques secondes. En les rouvrant, j’ai vu un sourire timide aux lèvres de Bertrand.
— Attendez… Attendez… On va tirer ça au clair… Ça en devient presque drôle… Je vais vous expliquer qui on est exactement. En fait, dans tout ce qu’on a dit tout à l’heure, y avait pas mal de flan, mais ça fait partie de nos méthodes. En fait, la vérité, elle est simple : ce Jordan, on le connaît à peine, on l’a juste vu traîner en début de soirée au Centre Culturel Suisse… Personne ne le connaît vraiment, c’est juste une silhouette de la nuit… Il passe… On a juste utilisé son nom comme prétexte, c’est une de nos techniques… Un jour on est rentrés au Salon de l’Érotisme en se faisant passer pour les petits-neveux de Michel Simon, c’est dire. On se réclame de gens qu’on n’a jamais vus, et on se fait oublier après… Si vous saviez le nombre d’ennemis qu’on a à cause de ça… Vous voyez bien qu’on est des nuls…
Le bonhomme a éclaté de rire.
— Je vous supplie de nous croire, on ne le connaît pas… On sait juste qu’il boit des Bloody Mary… Impossible de vous dire son nom de famille… C’est la nuit que les dingues sortent, vous avez raison… Le jour, on ne les voit pas.
Silence.
Des serveurs sépia balaient la salle et poussent dehors les derniers noceurs à coups de balai élégants.
— Qu’est-ce qu’il fait, le jour ?
— On n’en sait rien ! Et on s’en fout ! On l’a juste vu une fois, bordel !
— Il fait partie des drogués, des pochards, des paumés, des pervers, ou de quoi d’autres ? C’est un… un freak ? Comment on dit freak, ici ?… Un monstre ? Un bizarre ?…
— On s’en fout, de votre Jordan, on veut sortir d’ici et chercher un coin où dormir.
— Vous allez trouver, ne vous inquiétez pas. Un grand lit, avec un petit déjeuner demain matin. En tout cas pour l’un de vous deux.
On n’a pas compris ce qu’il voulait dire, comme le reste. En se mettant d’accord d’un seul regard, nous nous sommes levés, histoire de dire que la farce était finie et qu’il était temps de partir.
— Vous comprendrez qu’avec ce qu’il me veut, je ne vais pas gentiment attendre sa visite. Je veux Jordan, vous m’entendez. Et puisque vous le connaissez, puisque vous fréquentez les mêmes endroits, puisque vous n’avez rien d’autre à faire qu’à errer dans la nuit, c’est vous, qui allez remettre la main dessus.
— Quoi ?
— En entrant ici sous son nom vous ne vous doutiez pas de la bêtise que vous faisiez. Une vraie aubaine…
— Mais puisqu’on vous dit que…
— Ça fait des mois que je le recherche, et j’ai tout essayé. Lui et moi, nous ne fréquentons pas le même monde, les mêmes milieux. Je ne connais rien à la nuit.
— Et vous organisez des soirées pareilles ?
Il n’a pas daigné répondre.
— Mais vous, vous êtes des pros, c’est votre métier, de vivre à contresens.
— Vous plaisantez ou quoi ?… D’abord on se fait casser la gueule, ensuite il faudrait qu’on bosse pour vous ? Appelez les flics, engagez des détectives privés, vous avez du pognon.
Il a de nouveau éclaté de rire.
— La police ?… Je vous épargne une longue liste de raisons qui m’obligent à laisser les flics en dehors de ça, si je vous racontais le détail, vous ne me croiriez pas. En revanche, les détectives privés, oui, ça j’ai essayé. J’en ai mis trois sur le coup. En même temps. Pendant quatre mois. Quatre. Ils ont réussi à se perdre eux-mêmes. Et c’est logique, d’ailleurs… J’ai compris assez vite que pour maîtriser la nuit parisienne, il fallait des contacts, des connexions, des entrées. Aux États-Unis c’est très différent, on lance une invitation et on laisse faire le bouche à oreille pendant un bon mois, cela permet à l’hôte d’évaluer le tout-venant qu’il mérite, c’est assez pervers. Mais à Paris, rien n’est pire que l’anonymat. Ce n’est pas moi qui vais vous l’apprendre. Comment voulez-vous qu’un salarié de l’enquête discrète s’y retrouve ?
Exact. Premier argument sensé qu’il énonce. C’est la dure loi de la mouvance : sans un réseau solide, même avec du fric, on n’est jamais sûr d’être au bon endroit au bon moment. Le monde de la fête a trop de choses à préserver pour ouvrir grand la porte aux fouille-merde. Paradoxe : un smoking est plus discret qu’un imper mastic. Paradoxe : plus on cherche des tuyaux, moins on vous en donne. Paradoxe : sans étiquette, on est catalogué.
— Il me faut quelqu’un qui fasse partie du décor. Avec vous, je ne pouvais pas mieux tomber. Et vous avez un atout majeur : vous êtes copain avec Jordan.
— C’est faux ! On n’est rien, comparé à ce mec-là. Lui, oui, c’est un vrai pro, il fréquente des endroits qui ne sont pas à notre portée. On est des nuls, un verre de mauvais champagne et on a les yeux qui brillent, on se fait inviter au restaurant et on a l’impression d’avoir décroché le cocotier, on laisse jamais un sou de pourboire, et vous voulez que je vous dise le pire : tous les mois on bidonne des fausses demandes d’emploi pour arnaquer les assedic. C’est pas une preuve, ça ! Votre Jordan, c’est un seigneur, une épée. Il a l’étoffe qu’on n’aura jamais.
Je ne sais pas si c’est Bertrand ou moi qui a dit tout ça. On marque tous les trois un temps.
— Et quand bien même. Vous m’en avez dit plus sur lui que les trois crétins qui m’ont fait perdre tout ce temps.