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Il se verse un café, on le regarde faire, résignés. À force de jouer les rats, quelqu’un a fini par nous croire. Et nous piéger. Bertrand arbore subitement un sourire de faux cul, celui qu’il sert aux barmen pour demander moins de glaçons et plus de whisky.

— Bon ! on va s’arranger, il dit. On va trouver un modus vivendi. On fera pas de vagues sur l’agression qu’on a subi ici, et on vous promet de vous passer un coup de fil si jamais on croise votre gars.

— On va même fouiner un peu et chercher des tuyaux sur lui, j’ajoute.

Avant de répondre, il a sorti une pièce de cinq francs de sa poche et l’a fait tournoyer dans sa main.

— Et ça vous coûtera moins cher qu’une escouade de privés, ricane Bertrand. Gardez vos sous, on s’arrangera.

— Je savais bien qu’on allait s’arranger… heu ! j’ai oublié votre prénom.

— Bertrand.

— Vous choisissez pile ou face, Bertrand ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il faut bien qu’on détermine lequel de vous deux va s’y coller en premier. Autant tirer au sort, ça me semble plus équitable, alors, pile, ou face ?

— …?

— Vous ne vous imaginiez tout de même pas que j’allais vous lâcher tous les deux dans la nature ? Vous me prenez pour quoi ?

Il a fait entrer deux blazers qui attendaient derrière la porte. L’un d’eux avait le visage recouvert d’un pansement.

— J’en garde un pendant quarante-huit heures. Il sera traité comme mon invité, cela va de soi. L’autre peut partir sur le champ. Je lui donne du liquide et un numéro où il pourra laisser un message au cas où il obtiendrait des résultats plus tôt que prévu. Dans le cas contraire, il appellera vendredi matin à 10 heures pour que nous fixions un rendez-vous.

Une gorgée de café.

— C’est là que vous permuterez. L’un passera le relais à l’autre pendant les quarante-huit heures suivantes, et on alternera comme ça le temps qu’il faudra. J’ajoute, pour être clair, qu’Euro-System n’existe pas. Que personne ne me connaît. Qu’il est impossible de remonter jusqu’à moi, ni par le numéro de téléphone que je vous laisse, ni par ce magnifique hôtel particulier dans lequel nous nous trouvons. Que prévenir la police serait inutile et déconseillé. Mais que rien, a priori, ne vous en empêche. Que plus vite j’aurai neutralisé Jordan, plus vite vous serez à l’air libre, tous les deux. Que tout ce que je dis est vrai, mais que je ne dis pas tout. Et pour conclure, que je suis prêt à tout pour retrouver ce garçon. Absolument tout. J’ai fait un trop long chemin pour arrêter maintenant. Alors ? Pile ou face ?

* * *

À force de ne pas vouloir choisir nous sommes devenus grotesques. À force de vouloir le contrer nous nous sommes affaiblis. À force de l’insulter nous l’avons renforcé. Pile ou face ? Gangster ou malade mental ? Bluff ou main gagnante ? La rue ou la prison ? Moi ou l’autre ? Il nous a laissés seuls dans la pièce, par pudeur sans doute. Et là, nous avons vécu un moment atroce auquel rien ne nous préparait. J’ai tout oublié. Tout confondu. Brusquement, Bertrand ne m’est plus apparu comme un ami, mais comme l’autre. L’autre.

— T’as peur ?

— Oui.

— Faut pas. Ça va lui servir.

— J’étouffe.

— Moi aussi.

— Toi ou moi ?

— J’étouffe.

— Tu me laisseras tomber, si tu sors.

— Non. Je ne te laisserai pas tomber.

— Qu’est-ce qu’on en sait ? Moi, peut-être que je te laisserai tomber.

— Moi non, je te jure que non. Je te supplie, si tu veux… Si on m’enferme je crois bien que j’y resterai. Je suis claustro, j’ai envie de gerber.

— Arrête de chialer, tu l’as entendu, ce dingue ? C’est un fou, dans une heure il aura vidé les lieux, impossible de remonter jusqu’à lui. Tu veux qu’on tire à pile ou face ?

— Non. J’ai pas le cœur bien accroché. Je vais vomir. Je ferai tout ce que tu veux.

— Tu me laisseras tomber.

— Jamais. Jamais.

— Tu me fais peur.

— Je te supplie de me croire, qu’est-ce que tu veux ? Je peux me traîner à terre. Tu veux que je le fasse… là, tout de suite…

— Relève-toi.

— … Je suis prêt à tout…

— C’est bien ça qui me fait peur.

3

Dehors, dans le petit jour désertique. L’heure bleue. J’ai rejoint le trottoir, les jambes lourdes et le poing crispé sur des billets froissés. En les sortant de ma poche, quelques-uns se sont envolés dans la brise et je les ai regardés tomber sur la pelouse. Je n’ai pas pu m’empêcher de les ramasser. J’ai compris que Bertrand me manquait déjà, l’impression d’être bancal, de marcher à gauche en cherchant un contrepoint côté caniveau. Un déséquilibre. D’habitude, entre lui et moi, c’est l’heure de la mauvaise humeur. On fait tous les efforts pour se taire en sachant que le premier crachat de hargne en appellera bien d’autres. Des grognements de malaise, comme des bêtes égarées, chacun devient le bouc émissaire de l’autre et veut lui faire payer son propre désarroi devant le jour à venir, la fatigue et le manque d’abri. On a du reproche plein la bouche, la journée ne peut pas commencer autrement. On s’épie du coin des dents. On guette les faux pas. Pendant l’heure bleue, Bertrand est l’entité que je hais le plus au monde, et je lis dans son regard qu’il aimerait tellement voir ma gueule ouverte sur une arête de trottoir. Alors on cherche un petit coin de silence pour oublier la détresse.

Les taxis sont tous vides, et il y en a plein, il y en a toujours plein pendant l’heure bleue, je n’ai jamais su pourquoi. Je monte dans une Mercedes.

— Où on va ?

Il faut que je fasse quelque chose de ma peau, tout de suite, ou je vais craquer et me mettre à chialer au premier feu rouge. C’est presque trop tard, je sens mes yeux se gonfler.

— Où on va ?

Je ne trouverai pas une once de paix, nulle part, à moins de me descendre une dose de calmants que je n’ai pas. Dès que je serai dans un lit je vais me ronger les ongles et les doigts. Je vais m’efforcer de pleurer un bon coup en pensant que ça me fera du bien, mais ça ne viendra pas. Je sais ce qu’il me faut, un regain de nuit, je dois retrouver tout ce qui m’a mis dans cet état, c’est du poison qu’on tire le remède. Je vais mettre de longues heures avant de me refaire un intérieur.

— Rue de Rome, au Mille et une Nuits.

Je sais que là-bas on a déjà refusé l’idée que le soleil s’est levé. On le nie. Les lendemains n’existent pas, et l’illusion y est si forte que personne ne se doute qu’à cette heure-ci, le monde roule, déjà, les yeux grands ouverts. Et au dehors, à l’heure du premier café, personne ne peut imaginer qu’une poignée de grands malades du point du jour se sont terrés dans des ornières lumineuses. Il n’y en a guère que trois ou quatre, dans Paris. Des clubs fermés à tout ce qui est ouvrable. L’amicale des écorchés du quotidien. Ceux qui, s’ils étaient vraiment paumés, seraient déjà quelque chose. Des retiens-la-nuit qui ont mal compris la chanson, ou trop bien.

L’enseigne du 1001 est éteinte. Le chauffeur s’énerve quand je lui tends le billet de cinq cents francs mais finit par trouver la monnaie. Le trafic a repris le dessus, des gens passent dans la rue et les échoppes lèvent leur rideau de fer. Il faut faire vite, ou je vais me rendre compte du subterfuge. La porte est entrebâillée, j’entends le bruit d’un aspirateur dans la grande salle du fond, celle avec le bar et la piste de danse. Je m’arrête un instant devant la caisse vide, puis dans le petit hall en moquette rouge, et contourne la colonne en mosaïque dorée. Je ralentis. Est-ce que c’est vraiment comme ça, Byzance ? Manquent plus que les senteurs de l’Orient et les femmes au ventre ondoyant. Mille et une nuits, c’est ce que durera cette boîte, ensuite on la casse pour en faire des bureaux. Trois ans de sursis, pour Bertrand et moi. C’est ce que dit le videur, Jean-Marc. Notre pote. Le seul qui ne nous demande pas si on a de l’argent pour entrer. Le seul qui nous donne ses tickets de consommation, parce qu’il ne boit pas. C’est notre Q.G., notre havre, la dernière sortie avant le trottoir. C’est ici qu’on vient se reposer, ou dormir, avec des lunettes noires sur le nez, statufiés, assis sur les banquettes, en attendant le premier métro. Tout le monde pense que nous sommes des poseurs. Quand, en fait, on dort comme des nouveau-nés. À gauche, l’escalier qui descend vers le petit bar. Un ronronnement de blues. Parce que le rock déplace trop d’énergie à une heure pareille. Ils sont là, ça vit. La lumière des spots remplace l’autre, et les éclats de voix rocailleux, le silence du dehors.