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D’habitude, le vendredi soir, ils sortent. Sauf quand il est pris par une enquête. Ou une maîtresse. Oui, le vendredi, c’est leur soir en amoureux.

Ils déposent Jérémy chez la nounou, puis s’offrent un bon resto, un ciné ou un spectacle. Ensuite, ils s’aiment. Comme au premier jour.

Ce soir, on est vendredi. Gaëlle n’est pas là.

Menotte à une grille, seuls le froid et la faim lui chuchotent des effrois à l’oreille. La douleur, aussi. Celle qui monte et descend dans ses bras. Il ne l’a pas vue de la journée. Peut-être ne la reverra-t-il plus jamais ? Et pourrira lentement dans cette cave.

Un jour lointain, on découvrira un squelette menotte aux barreaux. Un légiste procédera à l’identification, grâce à son dossier dentaire.

Ça y est, on a retrouvé le commandant Lorand ! Il aura droit à des funérailles nationales, grandioses.

Ouvrez le ban !

La Légion d’honneur et la médaille du courage épinglées sur le petit coussin mauve, le drapeau bleu, blanc, rouge qui ornera son classieux cercueil en chêne, porté par les collègues en uniforme.

Il sera nommé commissaire à titre posthume. Même pas besoin de réussir le concours… Génial…

Fermez le ban !

D’habitude, le vendredi, c’est une belle soirée. Ce soir, il est dans le noir complet, avec le rectangle gris clair du soupirail en ligne de mire. Avec le désespoir en toile de fond. Le désespoir, voire la folie.

Oui, s’il reste là des jours et des jours, il va devenir fou.

Même si elle le laisse sortir, il sera cinglé. Comme elle.

Il réalise que sa vie ne sera plus jamais la même. À condition qu’il s’en sorte.

Il restera traumatisé.

Alors qu’il n’a pas trente-cinq ans…

Alors qu’il était promis à une belle carrière…

Alors qu’il aimait sa femme, les femmes, son fils, ses parents.

Alors qu’il avait des amis.

Alors qu’il était presque heureux.

Qu’il aimait bouffer, boire, rire, baiser.

Qu’il aimait son métier. Le danger.

Oui, il aimait même la peur, celle qui file des shoots d’adrénaline dans le sang.

Le verbe aimer se conjugue désormais à l’imparfait.

Non, il ne s’en remettra jamais.

Les larmes reviennent, mais il les garde prisonnières.

L’autre dingue peut arriver d’une seconde à l’autre. Inutile de lui donner ça en supplément !

Allez, Ben ! Ne flanche pas ! Non seulement tu vas t’en sortir, mais en plus, tu reprendras ta vie d’avant.

Vendredi prochain, tu seras au restaurant avec Gaëlle.

Ce sera merveilleux… Il pense déjà au menu.

À ce qu’il va s’empiffrer. Les mets défilent devant ses yeux. Entrée, plat, dessert. Et le vin qui va avec. Une cuite, il se prendra. Une vraie. Avant de s’effondrer dans les bras de sa bien-aimée…

Vendredi prochain…

La porte grince. Son cœur aussi. La lumière le surprend.

Il hume déjà son parfum. Subtil mais qu’il trouve pourtant écœurant. Il la devine en embuscade derrière lui.

Une main sur son épaule. Qui remonte vers son visage. Son souffle chaud dans sa nuque.

— Bonsoir, Ben… Tu as passé une agréable journée ?

— Merveilleuse !

— Tant mieux. Tu es mon hôte, je ne voudrais pas que tu aies à te plaindre de mon hospitalité !

— Non, tout est parfait, ne t’inquiète pas. Je recommanderai l’adresse à mes potes, je t’assure… !

Un petit rire discret salue la forfanterie adverse.

— Pas de resto avec Gaëlle, ce soir, hein ? Bien sûr, elle sait ça aussi.

— C’est bon pour ma ligne… Depuis le temps que je voulais entamer un régime !

— Tu veux garder une silhouette de jeune homme, Ben ? Pour plaire aux femmes, je suppose ! Mais je t’assure que tu es très séduisant comme tu es ! Je n’aime pas les hommes maigrichons…

— Merci du compliment ! Mais tu sais, Lydia, à ce rythme, je risque de devenir maigre très vite ! Si je te plais avec des kilos en trop, tu devrais m’engraisser, je te jure !

Elle rit encore.

— Oui, mais… La faim fait partie des souffrances que tu dois endurer pour expier, Ben… La faim, le froid, l’angoisse, la solitude… La peur, aussi. Le désespoir… Et la douleur physique, bien sûr.

Froid dans le dos, justement.

— Et après ? s’enquit Benoît.

— Après ? Après, c’est la mort… La mort que je te donnerai lorsque tu auras fini de payer… Si toutefois tu as obtenu mon pardon.

Elle apparaît sur sa droite. Entre dans la cage.

— C’est vrai que tu as maigri…

— Sans blague ?!

Comment peut-il encore trouver la force de lui répondre ? D’entrer dans son jeu.

— Je vois qu’il te reste de la repartie, Ben… De la repartie et du cran… Tant mieux ! Comme ça, on va s’amuser plus longtemps, toi et moi !

— En l’occurrence, c’est plutôt toi qui t’amuses…

— Exact !

Elle s’agenouille devant lui, fesses sur talons.

— A quoi on va jouer, ce soir ? demande-t-il. Aux charades ? Ou… On va faire un Scrabble, peut-être ?!

Elle sourit de sa fronde verbale. Continue de le percuter droit dans les yeux.

— Ou… Si on jouait à celui qui bouffe le plus de parts de pizza ?! Je suis sûr que je te bats !

Le sourire ennemi dérape lentement vers la cruauté. Fini de plaisanter. On passe aux choses sérieuses.

— Et si on jouait à celui qui hurle le plus fort ? suggère-t-elle.

Après un bref silence, il ose :

— Là aussi, je peux gagner !

— Oui, tu vas gagner. Sans aucun doute…

Il n’a plus faim, subitement. Juste peur.

— Tu dis plus rien, Ben ?…

Elle se redresse, il se retrouve face à ses jambes. S’il en connaissait une, il réciterait volontiers une prière.

Elle sort de la tanière, ses talons hauts marquant le rythme sur le béton brut. Il ferme les yeux, quelques secondes, essaie de dénicher une once de courage au fond de ses tripes. Denrée de plus en plus rare…

Les escarpins se rapprochent. Dangereusement. Il rouvre les paupières.

La jeune femme est partie. Il ne reste que le monstre.

Armé d’un poignard.

Il replie les jambes, d’instinct. Lydia s’avance, il n’oubliera jamais le bruit des chaussures sur le ciment, qui déchire le silence. Elle se pose près de lui, sur la couverture. Pas de corps à corps, ce soir…

Elle écarte les pans de sa chemise ouverte, avec la lame dont il suit le moindre mouvement. Le métal affûté glisse sur son torse, descend vers son ventre.

— Lydia !

— Oui, Ben ?

— Lydia, s’il te plaît, ne fais pas ça…

Le couteau s’attarde dans son cou, maintenant. La jeune femme repousse encore la chemise, pour lui dégager les épaules.

— Tu aimes la vue du sang, Ben ?

— Non… Pas du tout !

— Moi, j’adore ça. Le sang, c’est la vie, la sève… L’arme pénètre en douceur.

Lydia s’applique.

Elle trace une ligne, de la clavicule droite jusqu’au sternum. Elle prend son temps, n’entaille pas profondément. Juste assez pour faire saigner.

Benoît serre les dents, laisse échapper un gémissement.

Elle admire le résultat. La jolie scarification.

— Arrête, merde ! gémit Lorand.

Des perles rouges prennent naissance, qui coulent doucement sur sa peau glacée.

— C’est encore plus beau parce que tu es imberbe ! déclare-t-elle avec bonheur.

— Écoute, Lydia… On pourrait parler, non ? Pourquoi tu ne me racontes pas ce qui t’est arrivé ? Pourquoi tu me dis pas ce que tu me reproches, hein ?